La fonction publique envahie par les TIC
Les technologies de l'information et de la communication (TIC) ont bouleversé, parfois dégradé, les conditions de travail des fonctionnaires. Le Centre d'analyse stratégique formule des propositions pour mieux accompagner ces transformations.
La fonction publique accomplit sa transition numérique bon gré mal gré. Dans une note parue en janvier, le Centre d'analyse stratégique (CAS) dresse un bilan critique de l'impact des technologies de l'information et de la communication (TIC) sur les conditions de travail des agents de la fonction publique. Il y développe aussi une série de recommandations. Le défi est de taille : parvenir à concilier amélioration des conditions de travail des agents, modernisation de l'Etat et respect des missions de service public. Selon la note, l'enjeu est de donner aux personnels les moyens de devenir des "agents 2.0".
"L'introduction des TIC modifie l'organisation du travail, les identités professionnelles et les modalités d'exercice du métier des agents", expose Salima Benhamou, économiste du travail au CAS et coauteure de cette étude. Il faut avoir à l'esprit trois phénomènes : le rattrapage sur l'équipement bureautique entre 2003 et 2006, la réforme de l'Etat à travers la révision générale des politiques publiques (RGPP) et, enfin, la diffusion plus massive des nouveaux processus gestionnaires dans le cadre de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf
Partant de ce contexte, le rapport du CAS recense les avantages et les risques générés par les TIC sur les conditions de travail. La note a choisi ce terme générique pour englober à la fois les ressources informatiques au quotidien (ordinateur, e-mail), l'e-administration (le traitement informatique des procédures administratives dématérialisées à 80 %) et les outils de gestion. Elle se base sur les résultats de l'enquête Changements organisationnels et informatisation (COI), qui compare l'impact de l'informatisation dans les secteurs privé et public entre 2003 et 2006.
Pression et contrôle accrus
Les agents considèrent que les outils informatiques facilitent l'exercice de leur métier. Les technologies confortent le travail en équipe ou en réseau, l'autonomie des agents, voire assouplissent les lignes hiérarchiques. Si besoin, les agents sont solidaires pour briser l'isolement technique. L'e-administration permet d'améliorer le suivi de dossiers ou de courriers et de centraliser les données. Une minorité d'agents, le plus souvent cadres, profite des équipements informatiques pour travailler à distance. Mais, au-delà de deux jours par semaine, cela engendre des problèmes de cohésion et d'information.
L'appréciation des risques diffère certes selon les fonctions publiques et les catégories d'agent (cadre, employé, ouvrier), mais il ne faut pas sous-estimer les effets négatifs des TIC, alerte Salima Benhamou. Elle égrène pression de l'immédiateté, augmentation de la charge de travail, sentiment de surveillance informatique à cause du contrôle accru des tâches et des missions. Pour ces raisons, certains professionnels ont rejeté de nouveaux outils, comme le dossier médical partagé dans les hôpitaux, ou encore le numéro national d'identifiant élève (INE) dans l'Education nationale, ce que la note n'évoque pas.
De surcroît, les agents voient se multiplier les indicateurs de prescription et de suivi de la performance, ce qui déstabilise leurs habitudes professionnelles. Ces programmes informatiques sophistiqués "viennent du privé", indique Sylvie Hamon-Cholet, chercheuse au Centre d'études de l'emploi (CEE), qui a travaillé sur l'enquête COI. "Ils sont parfois en inadéquation avec les missions de service public, ce qui joue sur la satisfaction des agents et donc sur la qualité de vie au travail", commente-t-elle.
"Etre acteurs des changements"
La moindre implication dans le travail constitue le risque majeur, explique la note. Elle se fait davantage sentir que dans le secteur privé. "La note enterre ce problème", regrette Gilles Jeannot, sociologue au Laboratoire techniques, territoires et sociétés, qui voit dans le document du CAS "un papier classique sur la résistance au changement". Cette baisse de motivation dépend surtout de l'ampleur du changement technologique et de la qualité du plan TIC, réplique Salima Benhamou. Au fond, dit-elle, "il ne s'agit pas de résistance au changement par principe, mais de résistance quand les TIC sont introduits sans concertation. Les métiers changent, les agents ont donc besoin d'évoluer avec aisance, être acteurs des changements, non les subir".
Jacques Marzin, à la tête de la direction interministérielle des Systèmes d'information et de communication (Disic), salue le fait que l'étude interpelle sur l'aspect social des TIC. Ce rapport est une commande de son prédécesseur, Jérôme Filippini, nommé depuis secrétaire général pour la modernisation de l'action publique (SGMAP). "La révolution bureautique est derrière nous, rappelle Jacques Marzin. Les plans TIC ont cédé la place aux projets de système d'information, qui transforment les métiers et le dialogue avec les usagers." Et de préciser : "L'e-impôt est en place, mais il faut toujours plus de polyvalence au guichet malgré les réductions d'effectifs, ce qui nécessite d'enrichir les outils mis à disposition des agents. Le CAS insiste à raison sur le développement de l'e-santé et de l'e-enseignement."
La note du CAS formule plusieurs propositions. Elles relèvent en premier lieu de la formation (en particulier des agents des catégories B et C), de la consultation (en amont et en aval) et de la valorisation des compétences TIC dans la rémunération. En second lieu, le CAS préconise d'améliorer l'accompagnement des agents par les directions financières et des ressources humaines. Les secrétariats généraux des administrations assureraient le pilotage et le suivi des plans TIC. "Ces recommandations du CAS sont classiques, mais il faut rappeler sans cesse les bonnes pratiques", estime Jacques Marzin. La Disic les a d'ailleurs envoyées à tous les ministères. Malgré les restrictions budgétaires, les directions métiers doivent s'efforcer d'affecter les ressources nécessaires à l'accompagnement du changement. Le responsable de la Disic reconnaît qu'il est plus complexe d'associer les agents aux grandes transformations de l'Etat.
"Logique gestionnaire"
"Insuffisant, juge Sylvie Hamon-Cholet. L'instrument sera toujours imposé par le ministère pour répondre à une logique plus gestionnaire que fonctionnelle." La modernisation de l'Etat et de l'action publique a pris le parti d'une réforme "très instrumentée", souligne Gilles Jeannot. Selon lui, il faut s'interroger sur cette philosophie, car les fonctionnaires du ministère de l'Economie et des Finances, ceux-là mêmes qui gèrent la mise en place de la réforme, sont les plus déstabilisés.
Plus surprenant, la note passe sous silence le rôle des partenaires sociaux. Pour Jacques Marzin, ils sont essentiels. Salima Benhamou justifie cette absence en invoquant l'existence des accords de Bercy de 2008 sur le dialogue social dans la fonction publique, qui comportent un volet sur l'impact des TIC et dont il serait bon d'établir le bilan.
Les conclusions du CAS insistent sur le rôle que doit jouer le comité interministériel pour la Modernisation de l'action publique (Cimap). Il se réunit tous les trois mois pour encourager la concertation des acteurs dans l'accompagnement des transformations. Du dialogue 3.0.
"Quel est l'impact des TIC sur les conditions de travail dans la fonction publique ?", par Salima Benhamou, Florence Chilaud et Tristan Klein, La note d'analyse n° 318, janvier 2013, Centre d'analyse stratégique (CAS). Cette étude peut être consultée sur le site du CAS : www.strategie.gouv.fr. Cliquer sur la rubrique "Publications", puis "Les notes d'analyse".
"Les conditions de travail à l'épreuve des TIC", par Sylvie Hamon-Cholet, Nathalie Greenan et Frédéric Moatty, Santé & Travail n° 78, avril 2012.