« Des formatages empêchent une parole vraie sur l'expérience de travail »
Récompensé par le prix « Penser le travail », le sociologue et clinicien Thomas Périlleux, professeur à l’université de Louvain, accueille la parole sur la souffrance au travail, là où les organisations professionnelles sont pensées pour l’étouffer. Portrait.
« Témoigner de l’expérience de clinicien du travail et de ce que me confient des patients sous le sceau du secret, pour sortir du huis clos de la consultation », telle est l’ambition de Thomas Périlleux lorsqu’il écrit Le travail à vif. Souffrances professionnelles, consulter pour quoi ?, paru aux éditions Erès en 2023. Son ouvrage vient d’être récompensé par le prix « Penser le travail » cofondé par Sciences Po et Le Monde.
Sociologue, Thomas Périlleux a hésité, au début de son cursus universitaire, entre cette spécialité et la psychologie, deux disciplines qu’il conciliera finalement dans sa pratique clinique. « Elles ont des résonnances dans mon histoire personnelle et familiale, explique-t-il. Je voulais comprendre un certain nombre de mécanismes sociaux, mais s’est imposée rapidement la question du rapport au travail, qui est passée par celui qu’entretenaient mes propres parents et une réflexion sur mes héritages familiaux. »
Ce fils d’un juriste dans une entreprise d’import-export et d’une mère au foyer exerçant « un travail domestique intensif » soutient en 1997 une thèse de sociologie sous la direction de Luc Boltanski alors que celui-ci travaille, avec Eve Chiapello, à l’écriture de l'ouvrage majeur Le Nouvel esprit du capitalisme, puissante réflexion sur les métamorphoses du management.
« Ma thèse portait sur des transformations touchant à la fois les collectifs et les subjectivités dans une grande entreprise industrielle, précise Thomas Périlleux. Un concept central était celui d'épreuve, dans sa double dimension : celle d’un classement et celle d’un moment affectivement éprouvant pour les personnes dans leur activité de travail. »
Ecouter la singularité
Le sociologue pratique l’animation de groupes, mais c’est sa propre psychanalyse qui le conduit à devenir clinicien à la suite de rencontres, en particulier celle du Dr Pierre Firket, qui dirige aujourd'hui le centre La Licorne au sein de l’Intercommunale de soins spécialisés de Liège (ISoSL). « Il constatait que les questions de travail devenaient vraiment massives au sein de la Clinique du stress, indique Thomas Périlleux. Après une longue période de réflexion sur des dispositifs spécifiques pour entendre ce malaise, au sens fort, au travail, nous avons lancé les consultations, d’abord en binôme. »
Depuis les débuts de ces consultations ouvertes à la Clinique du stress et du travail, le sociologue et ses collègues privilégient une approche au cas par cas. Ils expliquent aux patients, venus de tous secteurs professionnels, que la consultation va être construite ensemble, sans programme préétabli, afin de mieux les écouter dans leur singularité.
« Cette singularité est à mettre en relation avec un contexte, poursuit Thomas Périlleux. Progressivement, émergent les liens entre ce qui relève du fonctionnement de la personne et ce qui relève de son univers de travail. » En quinze années, la demande ne cesse de croître et, dans plus de sept cas sur dix, les patients arrivent en consultation avec un diagnostic de burn-out lié à une évidente intensification du travail.
« Vivre ou ne pas vivre »
Au fil du temps, Thomas Périlleux a l’impression d’être de plus en plus souvent confronté d’emblée à des questions radicales. « Certaines personnes sont au bord du suicide, d’autres arrivent en disant que je ne peux rien pour elles, que tout est perdu, observe-t-il. Elles posent vraiment des questions de choix existentiels : vivre ou ne pas vivre, retrouver, ou pas, le goût de continuer. »
Le sociologue associe cette radicalité à une certaine violence du monde du travail : « Elle a toujours existé, mais il y avait des digues individuelles et collectives, comme des formes de résistance et de négociations régulées, qui permettaient de traduire des rapports de force en négociations. La violence tient peut-être aussi à la difficulté à reconnaître, supporter et dénouer les conflits intérieurs – psychiques – qui peuvent nous diviser dans les dilemmes de l'activité. » Toile de fond de ces conflits : le bain idéologique de notre société, laquelle promeut la pensée positive et la psychologie du bonheur, n’encourage pas selon le clinicien à exprimer des désaccords, perçus immédiatement comme des inimitiés personnelles.
L’auteur du Travail à vif se veut être un témoin du travail, dépasser le face-à-face de la consultation : « Je pense que ces situations singulières ont à voir avec l’organisation du système productif, mais aussi avec les questions politiques dans la cité. »
Revenir au collectif
Alors que tant de patients se disent isolés, Thomas Périlleux pose la question du collectif, ainsi que celle du rapport aux mots et au langage. « Des formatages contrôlent la parole, empêchent d’entendre et d’acter une critique, d’exprimer une parole vraie sur l'expérience de travail. Exceptionnellement, la direction peut même interdire aux salariés de parler entre eux. S’y ajoute une novlangue, avec des titres et des fonctions systématiquement exprimés en anglais, une façon d'euphémiser les rapports hiérarchiques. »
Revenir par la parole au collectif et renouer des liens de collaboration sont pour lui des passages obligés pour tendre vers moins de souffrance au travail. Tout comme le retour aux règles de droit et de métier, des remparts contre les abus.
Thomas Périlleux souhaite également ouvrir la discussion sur la façon de mener ces consultations, notamment avec les autres intervenants du champ de la santé au travail que sont les conseillers en prévention et les médecins du travail. « Je veux mettre en question les formes de clinique adaptative qui visent à rendre le travailleur à nouveau efficace, à le ramener sur son lieu de travail pour qu’il reprenne son activité à peu près dans les mêmes conditions. C’est une option à laquelle mes collègues et moi nous opposons. »
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