France Télécom : du rouge à l'orange
Pour la première fois, les anciens dirigeants d'une entreprise du CAC 40 sont jugés par un tribunal correctionnel pour avoir organisé un harcèlement moral stratégique. En attendant le verdict, l'entreprise doit aujourd'hui faire face aux risques psychosociaux "ordinaires".
Une première ! Deux mois et demi d'audience au tribunal correctionnel de Paris, sept dirigeants d'une entreprise du CAC 40 sur le banc des prévenus, dont l'ex-PDG Didier Lombard, ainsi que l'entreprise en tant que personne morale, 158 parties civiles victimes de méthodes de management mises en oeuvre entre 2006 et 2010... Le procès de France Télécom pour harcèlement moral est un événement hors norme, à l'image de la crise sans précédent qui a frappé l'opérateur téléphonique, devenu depuis Orange. L'objectif était de se séparer de 22 000 "collaborateurs", la plupart encore fonctionnaires, alors que le groupe récemment privatisé devait rémunérer ses actionnaires.
"Il fallait précariser des salariés protégés dans leur emploi de façon à ce qu'ils se sentent assez mal pour partir", rappelle la sociologue Danièle Linhart, qui a participé à l'Observatoire du stress et des mobilités forcées créé en pleine tourmente par les syndicats Sud et CFE-CGC. "Le management intermédiaire avait pour fonction de créer cette déstabilisation systématique : injonctions à trouver une mobilité, mises au placard, mutations forcées...", poursuit-elle.
Comme le précise Me Jean-Paul Teissonnière, avocat du syndicat Sud et de l'association de victimes ASD-Pro, tous deux parties civiles, "le harcèlement est constitué, ici, non par une relation individuelle, mais par le rapport entre une direction décidant d'une stratégie bâtie sur le harcèlement moral et l'ensemble du personnel concerné".
Audit accablant
Les alertes lancées par les salariés et leurs représentants resteront ignorées, celles des services de santé au travail également. C'est finalement l'action de l'Observatoire du stress, alliée à la médiatisation des suicides et à l'intervention de l'Inspection du travail déclenchée par la plainte de Sud, fin 2009, parallèlement à un audit accablant du cabinet Technologia, qui mettra un coup d'arrêt à la plus vaste opération de "harcèlement stratégique" de l'histoire du management. S'ensuivra une procédure judiciaire où toutes les organisations syndicales seront parties civiles.
Au regard du nombre d'agents qui ont eu à souffrir de cette gestion, bien peu - victimes directes ou ayants droit - sont représentés au procès. Mais, dix ans après les faits, "beaucoup ne veulent plus entendre parler de la crise, tant le souvenir est douloureux, note Sébastien Crozier, président de la CFE-CGC chez Orange. On espère que ce procès aidera les victimes dans leur processus de reconstruction." Et de réparation. "La reconnaissance de l'infraction ouvre la voie à des dommages et intérêts pour préjudice moral, détaille Jean-Paul Teissonnière. Certains pourront aussi se tourner vers une juridiction civile et administrative pour faire reconnaître le caractère professionnel de l'accident". Sud demande aussi la création d'un fonds d'indemnisation alimenté par l'entreprise pour "tourner la page, et intégrer des victimes anonymes ou qui ne s'engageraient pas dans une longue procédure", indique Patrick Ackermann, délégué syndical Sud-PTT. Plus largement, "il faut que ce procès serve à responsabiliser davantage les entreprises à la prévention des risques psychosociaux", insiste Elisa Mistral, son homologue de la CFDT.
Dix ans après la crise, Orange en a-t-il tiré les leçons ? Après les mesures d'urgence pour redonner forme humaine à l'entreprise - arrêt des mobilités, recrutements, instauration de RH de proximité... -, le dialogue a pu reprendre de manière plus apaisée. "On a vécu une période d'ouverture sociale, avec des négociations sur des chantiers d'organisation du travail, d'équilibre vie privée-vie professionnelle... Il y a eu pas mal d'espoir, mais après les choses se sont refermées", estime Patrick Ackermann. Autre acquis : un conseil national de prévention du stress et une enquête paritaire triennale menée avec le cabinet Secafi, dont l'intérêt est salué de toutes parts. "Elle permet d'observer des évolutions quiorientent nos réflexions et nos plans d'action dans le cadre d'un dialogue nourri également par les différentes instances", explique Alain André, directeur sécurité et qualité de vie au travail.
Complexité du travail
Mais dès 2012, l'enquête pointe une complexité particulière du travail et un ressenti de sa charge et de son intensité plus négatif que dans le reste de la population. La recrudescence des suicides en 2014 (21 sur l'année), qui provoque une alerte du conseil national d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail, montre les limites des évolutions en cours. Depuis, impossible de connaître le nombre de suicides. "La direction ne nous informe plus... Ça crée de la suspicion", observe Thierry Franchi, délégué syndical adjoint de la CGT. "On a perdu un élément d'information qui permettait d'avoir une vigilance", renchérit Elisa Mistral. Alain André parle, lui, d'"une communication en proximité au CHSCT dans le respect des familles et de la réglementation"
Malaise croissant
La question serait-elle redevenue taboue ? En tout cas, localement, le traitement des alertes n'est pas toujours aisé. "Sur mon périmètre (boutiques de Paris et des Hauts-de-Seine), où il y a eu deux tentatives de suicide en six mois, la direction soit a eu du mal à accepter une enquête, soit a contesté notre demande d'expertise", relate Ernest Guevara, le secrétaire (CGT) du CHSCT.
L'enquête triennale 2019 montre un malaise croissant. Le ressenti autour de la charge de travail se dégrade, la crainte des mobilités resurgit. En cause, des fermetures et regroupements de sites, ainsi que des mobilités fonctionnelles liées à la digitalisation. Problématique aussi, la fluidité des relations entre entités et des coopérations entre services. Le constat est très marqué dans les boutiques et les agences du marché entreprises. Dans les premières, "les salariés ont une faible autonomie et sont soumis à des pics d'activité permanents", souligne Elisa Mistral. "Les heures supplémentaires explosent et le nombre des arrêts maladie longs est en hausse", ajoute Ernest Guevara. Quant aux secondes, confrontées à des problèmes de gestion liés aux outils informatiques et aux changements permanents de l'offre, elles ont été très impactées par des contraintes réglementaires leur imposant de rétablir des frontières entre commercial et technique. "Nous allons approfondir notre travail d'analyse dans ces deux domaines et nous rapprocher des directions métiers pour aller plus dans le détail", affirme Alain André. Et de préciser que 1 000 personnes, sur près de 90 000, se consacrent à la prévention et aux conditions de travail. "La complexité est un problème récurrent, sur lequel nous travaillons en permanence", poursuit-il.
"C'est le jour et la nuit"
"On a besoin de remplacer davantage les départs aujourd'hui", plaide Elisa Mistral. Une revendication très partagée. Au-delà, les moyens mis en oeuvre par la direction pour assurer la santé des salariés restent, selon la CGT, "largement en dessous de ce qu'il serait nécessaire". Dans leur rapport d'activité, les médecins du travail d'Ile-de-France déplorent de "ne pas être systématiquement sollicités en amont dans les projets de transformation" et, quand ils le sont, d'"avoir parfois l'impression de servir de caution morale". Par ailleurs, soutient Ernest Guevara, l'expérimentation de projets en amont, qui fait l'objet d'un accord, n'est jamais généralisée sur le terrain.
Il n'en reste pas moins que "c'est autre chose aujourd'hui, tout le monde est sous pression, mais ce n'est pas un management pathogène, considère Sébastien Crozier. On est passé d'une situation de mal-être liée à des facteurs internes à une situation de tensions liées essentiellement au secteur des télécoms"."Les relations sont normalisées, c'est le jour et la nuit par rapport à la période Lombard", atteste Thierry Franchi.
L'entreprise peine malgré tout à changer fondamentalement les choses. Dans son organisation matricielle, ce sont les directions métiers nationales qui ont la main sur les moyens mis en oeuvre pour atteindre les objectifs stratégiques. Les directions opérationnelles, elles, appliquent. Non seulement la conception des projets est éloignée du terrain, mais les CHSCT, qui ont plutôt un périmètre géographique, n'ont pas d'interlocuteur métier. Difficile, dans ces conditions, d'avancer sur les évolutions du travail.