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France Télécom : le harcèlement moral institutionnel reconnu

par Françoise Champeaux / 27 janvier 2025

En rejetant, le 21 janvier 2025, les pourvois de l’ex-PDG de France Télécom et de son bras droit, la Cour de cassation entérine le délit de harcèlement moral institutionnel. Des dirigeants peuvent être condamnés pour avoir, en connaissance de cause, mené une politique d’entreprise conduisant à la dégradation des conditions de travail des salariés.

C’est l’épilogue judiciaire d’une affaire qui, depuis 2009, symbolise le paroxysme de la souffrance au travail. Le 21 janvier 2025, la chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu un arrêt essentiel qui confirme définitivement les condamnations de l’ex-PDG de France Telecom, Didier Lombard, et de son numéro deux, Louis-Pierre Wenès. Un an d’emprisonnement avec sursis et 15 000 euros d’amende pour s’être rendus coupables de « harcèlement moral institutionnel »
La mise en œuvre du plan Next et du programme Act, qui prévoyaient le départ à marche forcée de 22 000 agents ou salariés sur trois ans s’est matérialisée par la « création d'un climat anxiogène », conduisant au suicide de 19 agents et salariés, rappelle-t-on. Pourtant tenue par le sacro-saint principe de légalité des délits et des peines, la chambre criminelle a franchi le pas. En effet, les actes constitutifs de crimes ou de délits doivent être définis avec précision par la loi. Or, la définition du harcèlement moral visée à l’article 222-33-2 du Code pénal est taisante sur le harcèlement moral institutionnel. L’infraction ne trouverait à s’appliquer, le plus souvent, que dans le cadre d’une relation hiérarchique qui dégénère. Pas dans celui d’une politique d’entreprise harcelogène. Pour autant, la plus haute juridiction a considéré que le harcèlement moral institutionnel entrait bien dans les prévisions de la loi sur le harcèlement moral votée le 17 janvier 2002. 

Les méthodes de management dans le viseur

Cette position ressortait déjà des travaux parlementaires, mais aussi des avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme du 29 juin 2000 et du Conseil économique social et environnemental (Cese) du 11 avril 2011 qui ont conduit à l’adoption de ce texte législatif, et sur lesquels la chambre criminelle prend appui. Il s’en déduit que « le législateur a souhaité donner au harcèlement moral au travail la portée la plus large possible », résume le communiqué de la Cour de cassation. Ainsi est consacré le harcèlement moral institutionnel devant le juge pénal, qui relève d’une « politique d'entreprise qui a pour objet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés aux fins de parvenir à une réduction des effectifs ou d'atteindre tout autre objectif, qu'il soit managérial, économique ou financier ». Eu égard aux éléments de contexte qui viennent d’être rappelés, cette interprétation n’était pas imprévisible, insiste la chambre criminelle. 
Pour Pascal Lokiec, professeur à l’école de droit de la Sorbonne, « en permettant de réprimer des agissements répétés qui s’inscrivent dans une politique d’entreprise, la chambre criminelle de la Cour de cassation vise l’ensemble des personnes auxquelles s’applique cette politique. Par conséquent, le dirigeant peut ne pas connaître personnellement le salarié, ce n’est pas un obstacle à la qualification de harcèlement moral. Il est désormais acté que le harcèlement moral n’est pas seulement lié à un individu pervers narcissique. L’arrêt cible clairement les méthodes de management et leur impact sur les conditions de travail »

Les « limites admissibles » du pouvoir de direction

Même conviction chez Jean-Paul Teissonnière, avocat associé, cabinet TTLA, qui a défendu aux côtés de Sylvie Topaloff le syndicat Sud-PTT, l’association d'aide aux victimes et aux organismes confrontés aux suicides et dépressions professionnelles (ASDPRO) et une centaine de parties civiles : « L’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation pose de manière magistrale la question du contenu du pouvoir dans l’entreprise, terrain sur lequel le juge jusqu’ici ne s’aventurait pas. Il éclaire le pouvoir du chef d’entreprise qui ne doit pas dépasser les limites admissibles de son pouvoir de direction et de contrôle »
Si l’employeur reste maître de ses choix stratégiques, « qui relèvent des seuls organes décisionnels de la société », et auxquels le juge est étranger, il en va différemment de la méthode employée, rappelle la chambre criminelle. 
Illustration parfaite dans l’affaire France Télécom où la « stratégie délibérée » de harcèlement a été conçue au plus haut niveau de l'entreprise. Sa mise en œuvre a été assurée « par des actes positifs » de la direction qui avait connaissance des effets négatifs de la méthode adoptée sur la santé et les conditions de travail des agents du groupe. L’annonce de suicides, « notamment quatre durant le seul mois de mai 2008, n'a pas empêché la poursuite du plan Next et du programme Act jusqu'à la fin de l'année 2008 », déplore la chambre criminelle dans cet arrêt qui fera date. Un message clair à l’adresse des directions d’entreprise et que les écoles de management seraient bien inspirées d’intégrer dans leur parcours de formation.


 

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