France Télécom : le rôle ambigu du médecin coordonnateur
Ce mardi, l’ancienne médecin coordonnatrice de France Télécom est citée à comparaître au tribunal correctionnel de Paris dans le procès pour harcèlement moral visant l’opérateur téléphonique et ses dirigeants. L’enquête de Santé & Travail jette le doute sur sa mission.
L’audition de la direction de France Télécom se poursuit ce mardi 18 juin au tribunal correctionnel de Paris avec celle de Camille Nguyen Khoa, à l’époque médecin coordonnatrice. Citée à comparaître comme témoin par le parquet, elle devra éclairer les juges sur son rôle et sur son action dans l’affaire de harcèlement moral qui a conduit l’opérateur téléphonique en tant que personne morale et sept de ses anciens dirigeants sur le banc des prévenus. Or, d’après les documents que Santé & Travail a pu consulter, sa mission était pour le moins ambiguë. Au-delà de ce cas emblématique, c’est le rôle des médecins coordonnateurs qui est sur la sellette (voir encadré).
Sous l’autorité de l’employeur
En effet, dans les grandes entreprises et les importants services interentreprises de santé au travail, des médecins coordonnateurs exercent une mission aux frontières de la médecine du travail. Contrairement à leurs confrères, qui sont des salariés protégés, professionnellement indépendants de la hiérarchie de l’entreprise mais soumis au contrôle des instances représentatives du personnel et de l’Inspection du travail, les médecins coordonnateurs sont des cadres de l’entreprise, subordonnés hiérarchiquement à son autorité. Ils n’agissent pas non plus dans l’intérêt exclusif de la santé des salariés, comme doivent le faire légalement les médecins du travail. Clairement, ils représentent d’abord les intérêts de leur employeur. Officiellement, ils ne peuvent exercer de pouvoir hiérarchique sur les médecins du travail, mais la frontière est ténue entre coordination et autorité.
« Le médecin coordonnateur est une imposture, accuse un ancien médecin du travail de France Télécom, sous couvert d’anonymat. Il se prévaut de cette qualité pour parler à la place des médecins du travail alors qu’il est directement placé sous l’autorité de la direction. Il n’a aucune indépendance et est utilisé pour enfumer les syndicats. » « Dans les services autonomes et interentreprises importants, je conçois qu’il puisse y avoir un médecin porte-parole de ses collègues, mais il faut qu’il soit élu par ses pairs et non choisi par la direction ! », estime quant à lui Jean-Michel Domergue, responsable juridique du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST).
Des alertes épurées
Chez France Télécom, déjà en 2006, peu de temps après son embauche, la Dre Camille Nguyen Khoa s’est vu reprocher par ses confrères de leur avoir demandé d’épurer leurs alertes sur les risques des expositions aux rayonnements non ionisants liés à la téléphonie mobile qu’ils constataient dans leurs rapports annuels.
Sur la souffrance psychologique des agents, déplore l’ancien médecin du travail, « elle a été instrumentalisée par la direction et a filtré les informations que nous faisions remonter. A tel point que les agents qui subissaient des risques psychosociaux avaient l’impression qu’ils étaient les seuls à vivre ces situations puisqu’il n’y avait pas de compte rendu à l’échelle nationale. Cela a servi ce processus de harcèlement global ».
Non-respect du secret médical
L’ambiguïté de sa mission va se confirmer après la création de l’Observatoire du stress et des mobilités forcées par les syndicats Sud PTT et CFE-CGC en juin 2007. La direction entend bien contrer cette initiative syndicale et la médiatisation qu’elle va entraîner avec la comptabilisation des suicides. Dès juillet, elle lance la création d’une cellule d’écoute et de médiation pluridisciplinaire. Une riposte de France Télécom à laquelle la Dre Camille Nguyen Khoa apportera son soutien et son concours dans sa mise en place. Elle vante les mérites de cette initiative dans un mail du 10 juillet 2007 envoyé à ses confrères, que nous avons pu consulter. Plusieurs médecins du travail du Centre-Est désapprouvent l’instauration de ces cellules d’écoute, « sur le fond et sur la forme », dans un courrier adressé à la direction territoriale le 10 septembre. « Sur le fond, nous pensons qu’il serait plus judicieux d’engager la réflexion sur les organisations de travail, afin d’essayer de repérer en quoi elles génèrent du mal-être, des difficultés, écrivent-ils. Cela ne signifie pas que les situations individuelle – avec ce qu’elles ont de spécifique – ne doivent pas être entendues, mais le dispositif d’écoute aujourd’hui, à notre sens, existe déjà : cela relève bien des missions des médecins du travail. » Les critiques sur la forme sont tout aussi vives, puisque les praticiens rappellent que la participation des médecins du travail à ces cellules d’écoute viole certaines dispositions du Code de déontologie médicale, comme le secret médical. Rien de moins.
Désavouée par le Cnom et le ministère du Travail
Face à cette fronde et dans l’espoir de faire valider la démarche, Camille Nguyen Khoa envoie son projet au Conseil national de l’ordre des médecins (Cnom) deux semaines plus tard, le 26 septembre. La chambre disciplinaire du Cnom exprimera, dans sa réponse du 17 octobre, ses plus extrêmes réserves quant au rôle de « médecin écoutant » conféré au médecin du travail dans les cellules, en précisant qu’il « n’entre pas dans le cadre des activités connexes du médecin du travail qui sont des activités autres que médicales ». Une prise de position que la médecin coordonnatrice se garde bien de communiquer aux médecins du travail de France Télécom. Elle les invite même à une formation à ces cellules d’écoute une semaine plus tard, les 24 et 25 octobre !
La Dre Camille Nguyen Khoa n’en démord pas. En 2008, elle renvoie un nouveau courrier au Conseil de l’ordre pour proposer d’autres modalités d’organisation de ces cellules d’écoute. Mais cela ne changera pas la position de l’Ordre qui, dans un communiqué de presse du 1er décembre 2009, apportera son soutien aux médecins du travail de France Télécom : « Pour être légitimes, ces dispositifs doivent être créés dans le seul intérêt des salariés et dans le souci unique de prévenir les situations de souffrance au travail. Il ne doit en aucun cas s’agir d’outils utilisés par l’employeur pour pallier les carences de sa politique managériale ou pour tous autres usages (contrôle de l’absentéisme…). Ces dispositifs doivent respecter la déontologie médicale (indépendance professionnelle des médecins du travail, secret médical…) ainsi que la confidentialité de la vie privée des salariés. »
Une position qui sera également défendue par le ministère du Travail. Dans un courrier adressé le 22 décembre 2009 à Didier Lombard, PDG de France Télécom, le directeur général du Travail, Jean-Denis Combrexelle, rappellera les principes réglementaires et déontologiques garantissant « le secret médical et la confidentialité ».