© Apaydin Alain/ABACA
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France Travail : des conseillers débordés et en souffrance éthique

par Catherine Abou El Khair / 17 décembre 2024

La loi « pour le plein emploi » risque de mettre dès janvier les conseillers de France Travail sous pression, en raison d’une hausse probable du nombre de personnes à suivre. Les organisations syndicales craignent une aggravation des risques psychosociaux alors que les personnels expriment déjà de la souffrance au travail.

Tendre vers les 5 % de taux de chômage d’ici à 2027 grâce à la mise en place d’un accompagnement personnalisé de toute personne en recherche d’emploi, en particulier des bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA). C’est l’ambition de la loi « pour le plein emploi » promulguée il y a tout juste un an, avec France Travail comme principal chef d’orchestre. 

A partir de janvier prochain, l’ex-Pôle emploi se transformera en une sorte de porte d’entrée administrative : comme les demandeurs d’emploi indemnisés, ou non, par l’assurance-chômage, les personnes demandant le RSA ainsi que leurs conjoints, les jeunes sans emploi ou personnes en situation de handicap seront automatiquement inscrits chez l’opérateur public, avant d’être orientés vers un service d’accompagnement, au sein de France Travail ou en dehors.

Pour les pouvoirs publics, il s’agit d’avoir une vision exhaustive des besoins en accompagnement sur l’ensemble du territoire et d’améliorer la coordination entre les différents acteurs du « réseau pour l’emploi » (départements, missions locales, partenaires associatifs ou privés…). 

Si l’objectif, sur le papier, apparaît simple et louable, il génère une forte anxiété parmi les élus syndicaux chez France Travail. Les représentants du personnel redoutent d’abord la charge relative à l’inscription du nouveau « flux » des nouveaux demandeurs du RSA, puis celle du « stock » des allocataires – 1,8 million de foyers, conjoints compris - qu’il faudra également intégrer. Ils s’attendent aussi à ce que la charge de l’accompagnement de ces publics, qui devront réaliser 15 à 20 heures d’activités par semaine, se reporte sur les conseillers France Travail en cas de carence des départements. 

Des RPS pointés par plusieurs expertises

Livrée en septembre 2024, une expertise menée par le cabinet Apex-Isast portant sur la politique sociale de France Travail, a prévenu des effets possibles des transformations en cours et à venir sur « l’intensité » et la « complexité » du travail. L’expertise du cabinet Technologia sur les orientations stratégiques, finalisée en ce mois de décembre, alerte aussi sur une « surcharge probable » des conseillers . « Plus on avance, plus les risques psychosociaux sont importants et moins la direction souhaite en parler », estime Vincent Lalouette, membre du bureau national de la FSU Emploi. « On va cocher les six cases des facteurs de risques psychosociaux », craint Natalia Jourdin, déléguée syndicale centrale Force ouvrière de France Travail, se référant à la grille du rapport Gollac1 .

Interrogé le 20 novembre par l’Association des journalistes pour l’information sociale (Ajis), le directeur général de France Travail, Thibaut Guilluy, reconnaît que l’exposition des agents aux risques psychosociaux doit être prise en compte dans la période qui s’annonce. « Si l’on ne pilote pas au bon rythme, si l’on n’accompagne pas le changement, si l’on ne soutient pas les managers et les conseillers, je partage les préoccupations des organisations syndicales sur le risque », estime-t-il.

Et le directeur général de déclarer dans la foulée que ce risque « ne s’est pas matérialisé » grâce à la mise en œuvre d’actions. « On est dans une attention très forte là-dessus. Cela renvoie à la question des moyens. Nous avons le devoir vis-à-vis des demandeurs d’emploi, des entreprises et des pouvoirs publics qui nous financent d’être les plus efficaces possible. En revanche, je ne demanderai jamais à mes collaborateurs de faire plus que ce qu’ils sont capables de donner. » 

Sur le terrain, des expertises menées cette année ou l’an dernier, à la demande de CSE régionaux, signalent des agents déjà à cran. En Occitanie, autour de 60 % des agents estiment que leur travail est « très stressant » et « très fatigant » et 53 % déclarent des douleurs et troubles du sommeil apparus en « lien probable » avec le travail2 . Selon l’analyse de cette expertise, commanditée dans le contexte d’un suicide d’un agent, 41 % des personnels seraient exposés de manière forte, voire très forte, aux risques psychosociaux. 

En Bretagne, 29 % des agents ayant répondu à l’enquête3 rapportent des troubles anxieux avérés. Ces troubles sont notamment corrélés, d’après l’analyse du cabinet Isast, à l’adaptation constante aux changements ainsi qu’à la multiplicité des tâches. La commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) de Normandie, qui a elle-même mené une enquête auprès des 546 conseillers « placement » en 2023, rapporte que 46 % d’entre eux estiment subir des effets de leur travail sur leur santé physique et 52 % sur leur santé mentale.
« On cumule tout : la charge de travail, qui ne baisse pas, la perte de sens avec le sentiment de ne plus faire son travail d’accompagnement des demandeurs d’emploi, l’inadéquation entre nos valeurs et celles que demande France Travail », analyse Florence Lépine, secrétaire adjointe de la CGT Normandie et membre d’une CSSCT. 

Un travail qui perd déjà de son sens 

En Normandie, 60 % des conseillers estiment manquer de temps pour réaliser les entretiens avec les demandeurs d’emploi de leur « portefeuille ». Un problème lié à la multiplicité des missions que doivent réaliser les agents. Ils sont en effet mobilisés tour à tour sur des temps d’accueil, d’inscription des demandeurs d’emploi, mais aussi sur la réalisation de divers « plans d’action », exécutés à la demande des pouvoirs publics pour traiter un type de public, à l’instar des ateliers de « remobilisation » des chômeurs de longue durée.

Et 43 % des personnels ressentent « toujours » ou « parfois » une pression à prescrire des activités déléguées à des prestataires privés (ateliers CV, définition d’un projet professionnel…), une autre demande venant de la hiérarchie, alors que cette compétence est maîtrisée en interne. Sans hausse des effectifs, cette pratique pourrait se développer davantage dans les prochains mois et années. Elle est pourtant fortement critiquée par les agents, lesquels questionnent son utilité pour permettre le retour à l’emploi et reçoivent des retours négatifs de la part des demandeurs d’emploi.

Ailleurs qu’en Normandie, d’autres enquêtes pointent le même genre de difficultés. Selon le rapport d’expertise « risque grave » du cabinet Isast sur France Travail Bretagne de juin 2024, le « management par la performance » dégrade le sens de l’activité. Il se traduit par « des exigences et objectifs toujours plus nombreux, qui tournent notamment autour de la prescription de prestations, de l’intégration de nouveaux projets, dispositifs, ateliers [...] à distance du travail réel et concret, des populations concernées, des territoires, et [qui] ne correspondent pas aux besoins ».

L’expertise réalisée à France Travail Occitanie, souligne les « conflits de valeur » ressentis par les agents, qu’elle explique par une « approche quantitative de la relation de service », « la nécessité de produire des actions sans certitude sur leur pertinence », ainsi qu’ « un sentiment d’avoir des injonctions qui proviennent du niveau stratégique complètement déconnectées du réel, d’être dans un métier très agi par les enjeux politiques donc contraires aux intérêts des demandeurs d’emploi ».
Pire, 31 % des agents « se sentent honteux de devoir accomplir certaines tâches, ce qui les place en difficultés éthiques », selon le rapport.  

La souffrance éthique, un « risque majeur »

Pour le maître de conférences en psychopathologie du travail à l’Université de Toulouse Jean Jaurès, Antoine Duarte, la « souffrance éthique » représente « un risque psychique majeur » à France Travail, mais il reste sous-estimé. Selon ce co-auteur d’une étude en psychodynamique du travail portant sur la santé mentale et l’expérience subjective du chômage, publiée en août 2024, ce ressenti des agents est en miroir des effets dévastateurs du chômage sur la santé mentale des personnes privées d’emploi. Un problème documenté par la littérature scientifique, mis sous le tapis par les différentes politiques de mobilisation des demandeurs d’emploi.

Dans ce contexte, plusieurs réactions sont possibles. « Une partie des conseillers de France Travail prend le temps d’écouter la souffrance des chômeurs, mais au risque d’entrer en contradiction avec les attentes de l’institution », pointe Antoine Duarte. Mais pour d’autres, « le meilleur moyen d’obtenir un déni de perception est de reprendre à son compte une rhétorique qui consiste à considérer que les chômeurs sont des feignants, des privilégiés, font preuve de mauvaise volonté et de duplicité ». Un déni qui peut être aussi coûteux psychiquement.  

En réformant aussi la politique de sanction des demandeurs d’emploi, la loi pour le plein emploi pourrait rajouter du malaise. Les allocations des demandeurs d’emploi pourront être temporairement interrompues puis reversées en cas de « remobilisation ». Une manière, selon les promoteurs de la mesure, de ne pas recourir immédiatement à la radiation, mais que les élus syndicaux et conseillers redoutent, par crainte de devoir fliquer les demandeurs d’emploi plutôt que de les aider.

« Les conseillers angoissent quant à leur rôle dans le fait de débrancher les allocataires du RSA. Ils n’ont pas envie de précipiter des gens dans la pauvreté extrême », ajoute Catherine Laumont, représentante CFDT à France Travail.
Une inquiétude d’autant plus présente que l’opérateur public s’est engagé à multiplier les contrôles de la recherche d’emploi : de 500 000 en 2022 à 600 000 en 2024, elle pourrait concerner jusqu’à 1,5 million de dossiers d’ici à 2027.

  • 1Charge de travail, insécurité de la situation de travail, conflits de valeur, exigences émotionnelles , manque d’autonomie, manque de reconnaissance.
  • 2Enquête menée du 13 mai au 3 juin 2024 auprès de 5096 personnes avec un taux de retour de 64% (3263 réponses)
  • 3Enquête menée en avril et mai 2024 par questionnaire avec 1346 réponses complètes sur une population cible de 2260 salariés, soit un taux de participation de 60%
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