Une fusion à hauts risques
Pressé de relancer la filière de l’atome, l’exécutif veut démanteler l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, dont les missions seraient absorbées par l’Autorité de sûreté nucléaire. Une réforme inquiétante, menaçant aussi le suivi des travailleurs exposés.
L’annonce par un bref communiqué, le 8 février, les a laissés sans voix, sidérés et humiliés : les chercheurs et ingénieurs de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) venaient d’apprendre que ce dernier allait être démantelé d’ici 2024, et ses compétences techniques comme ses 1 700 salariés, absorbés par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Cette réforme majeure a été engagée par le gouvernement via deux amendements rajoutés en catimini au projet de loi sur la relance de la filière de l’atome.
Un mois plus tard, les salariés ont pu souffler : le 15 mars, les députés ont en effet retoqué le projet de fusion, en adoptant un amendement de réécriture visant à sanctuariser l’Institut. Au grand soulagement de la direction de cet établissement public comme de son CSE, même si, selon François Jeffroy, représentant de l’intersyndicale, « le mal est fait, la défiance installée. C’est comme si le gouvernement nous avait soudain dit : tout ce que vous faites depuis vingt ans est nul ! » Philippe Bourachot, autre délégué de l’intersyndicale, renchérit : « Notre attachement à notre travail et à l’IRSN a été totalement sous-estimé, alors que nous avons la chance d’éprouver chaque jour le sens et l’utilité publique de ce que nous faisons. »
Surveillance des expositions
Créé en 2002, l’Institut est l’expert public et la vigie du risque nucléaire et radiologique. Dans le domaine de la radioprotection des salariés, il assure des missions essentielles, comme l’appui technique et scientifique à la direction générale du Travail. L’IRSN a notamment mis en place et gère depuis 2005 le système d’information de la surveillance de l’exposition des salariés aux rayonnements ionisants (Siseri). Au total, 392 000 travailleurs, dont 60 % dans le secteur médical, 22 % dans celui du nucléaire et 6 % dans l’aérien, sont suivis par des dosimétries régulières. Si un résultat dépasse la limite d’exposition professionnelle, l’IRSN alerte le médecin du travail ou intervient chez l’employeur afin de mener les investigations nécessaires.
Mais ce qui a cristallisé le conflit, et l’enjeu de la réforme souhaitée par l’exécutif, c’est l’autre grande mission de l’IRSN. « Le système de sûreté nucléaire français repose sur un triptyque, explique François Jeffroy. Il est composé de l’exploitant, responsable de la sécurité de son installation, de l’ASN, autorité administrative indépendante à laquelle l’exploitant demande une autorisation pour toute création ou modification d’installation, et de l’IRSN, le troisième pilier, un établissement public industriel et commercial. C’est sur ses inspections et ses expertises que s’appuie l’ASN pour décider. »
La robustesse du système français de contrôle des risques nucléaires repose sur cette séparation entre évaluation technique et décision : l’expert se fonde sur des faits scientifiques, ainsi que sur des inspections impromptues dans les centrales, sans considérations économiques ou sociales. A l’ASN de trancher ensuite. Une organisation bicéphale garante de l’indépendance de l’expertise, que le gouvernement souhaitait balayer. Les écueils d’un tel rapprochement étaient soulignés dès 1999 par le député Jean-Yves Le Déaut, dans le rapport préfigurant la création de l’IRSN : « Un lien organique trop fort entre l’autorité de sûreté et le pôle expertise reviendrait à limiter la capacité d’expression de ce pôle d’expertise. »
Pourquoi chambarder un système qui fonctionne ? Pour, selon la ministre de la Transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher, « fluidifier les processus d’examen technique et de prise de décision de l’ASN », qui va être très sollicitée avec le nouvel essor de la filière. La ministre semblait tacler ainsi la lenteur des expertises de l’IRSN. « 98 % de nos avis sont remis à l’ASN dans les délais, rétorque l’intersyndicale. Mais certains de nos avis sont difficiles à transformer en décision ou n’arrangent pas le décideur ou l’exploitant ! »
Des exploitants irrités
Tout à son empressement de relancer le nucléaire, le gouvernement entend supprimer les entraves à l’obtention des autorisations demandées par EDF pour prolonger la durée de vie du parc actuel et construire six réacteurs EPR. La transparence de l’IRSN, « qui rend publiques ses expertises avant que l’ASN prenne ses décisions et permet ainsi à tout expert indépendant et à tout citoyen de s’en saisir, irrite bougrement les exploitants comme EDF ou Orano », confirme Jean-Claude Zerbib, ex-ingénieur en radioprotection au Commissariat à l’énergie atomique.
Avec ce projet de réforme, mené sans étude d’impact ni concertation, l’exécutif a fait preuve d’une méconnaissance des missions de l’IRSN. « La force de l’Institut, c’est la complémentarité des champs couverts, et l’imbrication de l’expertise et la recherche », a plaidé son directeur, Jean-Christophe Niel, lors de son audition par les députés et sénateurs, le 16 février. En cas de fusion avec l’ASN, que deviendraient les activités de surveillance et protection des travailleurs exposés aux rayonnements ionisants ? Comment la direction générale du Travail ou celle de la Santé, qui saisissent régulièrement l’IRSN sur ces sujets, verront-elles leurs demandes aboutir ? De même, les activités commerciales de l’IRSN sur le marché des dosimètres, les appareils de mesure de l’exposition à la radioactivité, passeraient-elles à la trappe au sein d’une ASN composée de fonctionnaires ?
La ministre de la Transition énergétique n’a pas répondu à ces vives préoccupations du CSE. Elle a seulement réaffirmé, au lendemain du vote des députés, la volonté du gouvernement de réformer la gouvernance du nucléaire. Pas question donc pour l’intersyndicale de baisser la garde.