« Les gens sont fatigués du travail tel qu'ils le vivent aujourd'hui »
Pour Bruno Palier, chercheur en sciences politiques et sociales, le refus de la dernière réforme des retraites se nourrit de celui du travail dans sa forme actuelle, malmené par les stratégies économiques de ces dernières décennies. Explications.
Qu'est-ce que les protestations contre la réforme des retraites ont révélé, selon vous, du regard des Français sur le travail ?
Bruno Palier : Le gouvernement a parlé d'une réforme des retraites, mais ce que les Français ont compris, c'est que cette réforme leur demande avant tout de travailler plus longtemps. Or, dans leur immense majorité, ils ont exprimé qu'ils étaient contre dans les conditions actuelles. Les gens ne sont pas pris d'une épidémie de flemme : ils sont fatigués du travail tel qu'ils le vivent aujourd'hui. On a un problème structurel avec la façon dont le travail est vécu, subi, en France. On ne peut prétendre « tourner la page » sans aborder de front la question des conditions de travail, de la qualité de vie au travail, du sens du travail, de l'implication des salariés et des modes de management.
Pourquoi ce débat a-t-il été occulté jusque-là ?
B. P. : Pendant 30 à 40 ans, on n'a pas parlé de travail, mais d'emplois. Il s'agissait d'en créer à n'importe quel prix. Même les syndicats étaient plus mobilisés sur la sauvegarde de l'emploi que sur l'amélioration des conditions de travail. Bien sûr, il y a eu des réflexions, des recherches, des publications par les médias et les syndicats, mais ces travaux n'ont pas été assez visibles, ni mobilisés par les gouvernements. Les économistes qui les conseillent sont au mieux des théoriciens du marché du travail, d'où un gouvernement aujourd'hui hors sol sur ces questions. Maintenant que le travail est à l'agenda, il est essentiel de se tourner vers ceux qui ont réfléchi sur la question, et ils sont nombreux : experts, consultants, chercheurs, syndicalistes…
C'est l'objectif de « Que sait-on du travail ? », la série de textes du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP) de Sciences Po que vous lancez (voir Sur le Net) ?
B. P. : Oui, nous rassemblons et mettons à disposition ces travaux dans un format condensé. A terme, j'espère réunir une trentaine de textes, publiés sous forme de livre en octobre, pour alimenter le débat. Nous publions des focus sur des professions comme le nettoyage, les sages-femmes, les aides à domicile. Nous voulons aussi mettre en lumière les solutions, car il y en a. Les syndicats ont déjà réfléchi à ce que certains appellent la sécurisation des parcours professionnels ou la sécurité sociale professionnelle. En trois ou quatre mois, les Assises du travail ont aussi été capables de faire des propositions validées par toutes les parties prenantes. Reste à savoir si le gouvernement mais aussi les partis de gauche, qui ont un peu négligé la question du travail, sont prêts à les entendre.
Dans l'un des articles, que vous signez, vous expliquez la dégradation des conditions de travail par l'obsession française pour la baisse du coût du travail et le low cost.
B. P. : Les politiques économiques et les stratégies des entreprises ne perçoivent plus le travail comme un atout, mais comme un coût, source de tous les maux : chômage, manque d'attractivité vis-à-vis des capitaux étrangers, absence de compétitivité… La solution a été de « baisser », « alléger », « compresser », et c'est ce que l'on a fait subir au travail. Côté politiques publiques, cela s'est traduit, en 2021, par 73,8 milliards d'euros d'exonération de cotisations sociales, qui concentrent les revenus entre un et deux Smic. Beaucoup d'évaluations montrent pourtant qu'elles ne permettent pas de créer des emplois, mais seulement d'en maintenir, de piètre qualité et mal rémunérés et qu'elles créent des trappes à bas salaires.
Les entreprises aussi ont déployé des stratégies pour diminuer ce coût…
B. P. : Oui, en mobilisant quatre grands leviers. D'abord, les délocalisations, qui ont contribué à faire disparaître l'emploi ouvrier. Puis la sous-traitance, qui oblige les prestataires à compresser les salaires, réduire les avantages sociaux et jouer la précarité. Une troisième stratégie a consisté à se débarrasser des salariés jugés trop chers, comme les seniors, d'abord avec les préretraites puis avec les ruptures conventionnelles. La quatrième, c'est l'intensification : il y a moins de monde au travail, mais ceux qui restent doivent bosser plus pour produire autant, voire plus. Pour accompagner ce mouvement, le management privilégié est de plus en plus vertical, fondé sur les chiffres, les objectifs à tenir. Beaucoup de travaux montrent que les décisions stratégiques se prennent désormais loin des endroits où l'on produit. D'où un sentiment chez les salariés de ne pas pouvoir participer à la définition des objectifs, de ne faire que subir.
Quelles sont les conséquences politiques de ce sentiment d'exclusion ?
B. P. : Avec le chercheur Paulus Wagner, nous avons démontré dans une note pour Terra Nova que le passage en force du gouvernement sur les retraites pourrait alimenter le vote pour la droite populiste radicale. Paulus Wagner avait déjà essayé de comprendre pourquoi, en Autriche et en Allemagne, des ouvriers votent pour ce courant alors qu'ils vivent dans des régions peu touchées par le chômage et l'immigration. Lors des entretiens, ils ne lui ont parlé que de leur travail. Certes, ils ont un emploi, mais ils souffrent d'être traités comme des numéros, se plaignent de n'être jamais écoutés face à une verticalité qui les relègue. Ce sentiment se répercute sur leur vision de la société. L'impression de déclassement et de mise à l'écart est d'autant plus forte que ces classes moyennes parmi les moins aisées étaient centrales dans la période fordiste et se sentent aujourd'hui menacées. Tout cela est complètement verbalisé en France par le Rassemblement national. Il est maintenant essentiel que les autres partis s'emparent de ces questions et écoutent les travailleurs, leurs représentants et les chercheurs qui documentent les mauvaises conditions de travail.
Que sait-on du travail ? C’est par l’intermédiaire de cette question que Bruno Palier propose de rassembler différents écrits issus de travaux de recherches en sciences sociales sur le travail et ses évolutions. L’objectif est d’alimenter le débat en cours autour de ce sujet depuis la dernière réforme des retraites. Cette collection de textes est disponible sur le site de Sciences Po.