" Un goût amer et un sentiment d'incompétence "
Que recouvre le " malaise " des enseignants ?
Françoise Lantheaume : Ce qu'on rencontre à travers nos recherches témoigne surtout d'une souffrance ordinaire : une usure qui se construit petit à petit et se manifeste par un sentiment d'impuissance très grand. Les enseignants mettent beaucoup d'engagement dans leur travail, y réalisent nombre d'ajustements. Ils doivent faire preuve d'une vigilance de tous les instants, pour, par exemple, éviter que le travail dans la classe dérape. C'est lié aussi aux changements chez les élèves, à l'évolution du cadre institutionnel avec une pression croissante sur les résultats, aux problèmes d'organisation, aux faibles liens de coopération... Aujourd'hui, une enseignante près de la retraite, qui a toujours travaillé en ZEP [zone d'éducation prioritaire, NDLR], peut affirmer : " Avant j'y arrivais, maintenant il faut y mettre ses tripes. " Il y a un surengagement de soi nécessaire pour tenir.
Le travail est donc de plus en plus difficile ?
F. L. : Il y a une intensification nourrie de diversification des tâches et de bureaucratisation. A quoi s'ajoute une double injonction : faire du chiffre - en référence aux indicateurs internationaux de réussite - et faire de l'aide individualisée, dans un contexte de suppressions de postes et d'effectifs de classe en hausse. Les enseignants sont constamment en train d'arbitrer entre les deux objectifs, entre traitement global et sur-mesure. Ce n'est pas simple. Ne pas y arriver crée un goût amer et un sentiment d'incompétence. La relation aux parents, vis-à-vis desquels il faut " être à l'écoute ", crée des contraintes supplémentaires. Les enseignants doivent justifier leur action par rapport à des attentes différentes, alors que la société est devenue très critique à l'égard des institutions. De plus, ils ont du mal à produire eux-mêmes des ressources validées pour l'exercice du métier. Ils s'échinent à inventer des solutions locales, mais elles ne sont pas partagées, il manque des repères communs actualisés. Cela les empêche de bâtir des critères de métier. Les organismes internationaux ou nationaux produisent des critères à travers des évaluations standardisées auxquelles ils ne sont pas associés. Ça n'a pas de sens pour eux. Du coup, le discours tourne à la plainte, malgré le plaisir de travailler. Ce n'est pas nouveau, mais c'est amplifié. L'enseignement élémentaire est maintenant touché et, de plus en plus, le lycée.
Comment font-ils face ?
F. L. : S'il n'y a pas de groupe professionnel comme soutien, de reconnaissance du travail alors qu'il y a un engagement croissant, les arbitrages sont solitaires et le sentiment d'impuissance à agir, très déprimant. Les critères de réussite des enseignants ? La " petite lumière " dans les yeux des élèves. En l'absence de jugement par les pairs et d'évaluation crédible, à leurs yeux, de l'inspection, du chef d'établissement, de l'extérieur, il ne reste plus qu'eux-mêmes : ils s'évaluent à l'aune d'un idéal impossible. Aller en classe en faisant semblant n'est pas possible. Leur stratégie de survie essentielle est de redéfinir les exigences à leur façon, mais sans le dire. Chacun se débrouille dans l'inconfort, contourne... Là où les enseignants vont le mieux, c'est dans les établissements où il y a de la collégialité, la possibilité de parler du travail. Cela reste fragile. Certains sortent du système, tellement ils sont en difficulté. Les maladies psychiques ne pèsent pas plus, sans doute, que dans d'autres métiers de la relation à autrui, mais la convergence est frappante sous l'effet de la généralisation dans le public des logiques de libéralisation.