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« Une grande souffrance éthique dans la fonction publique »

entretien avec Jonathan Loyarte chef de projet Qualité de vie et des conditions de travail pour la ville de Marseille
par Eliane Patriarca / 29 avril 2024

Jonathan Loyarte a fondé en décembre 2021 l’Observatoire national des risques psychosociaux (RPS) dans la fonction publique afin d’améliorer la connaissance des mécanismes organisationnels et managériaux à l’origine du mal-être au travail des agents.

Qu’est-ce qui vous a conduit à créer cet observatoire ? 
Jonathan Loyarte : Je travaille depuis vingt-cinq ans dans la fonction publique. Au fil du temps, et de mes différents postes, j’ai assisté à un démantèlement des services publics qui s’est accompagné d’une dégradation des conditions de travail et d’un mal-être croissant des agents. J’ai observé leur difficulté grandissante à continuer de rendre service au public tout en gardant des conditions de travail supportables. En poste au ministère de la Transition écologique, j’étais moi-même en proie à des problèmes éthiques qui m’ont conduit à me former à la prévention des risques psychosociaux. Il m’a semblé qu’on manquait dans le secteur public de connaissances, de données sur ces situations de souffrance et de prise en charge de ces troubles. Voilà pourquoi j’ai fondé cet observatoire, sous la forme d’une association à but non lucratif. Le conseil d’administration est composé d’un noyau dur de cinq collègues, tous experts dans le management et les ressources humaines dans la fonction publique.

Quels sont les objectifs de l’observatoire ?
J. L. : Contribuer à la sensibilisation aux RPS avec des actions spécifiquement adaptées aux agents du secteur public et à leurs employeurs ; nourrir le débat public en organisant des séminaires et conférences autour de ce sujet ; et produire des travaux, des études, des hypothèses de travail pour des recherches-actions dans le but d’accroître les données et la connaissance. L’observatoire s’appuie sur un conseil scientifique composé d’universitaires, de professionnels experts des RPS, que nous espérons étoffer progressivement.
A titre d’exemple, nous avons lancé en décembre dernier une grande enquête sur le sens du travail. Nous avons collecté 2 500 réponses issues des trois fonctions publiques, publié une synthèse quantitative et intermédiaire et nous sommes en train d’analyser qualitativement les réponses.  

Existe-t-il une spécificité des RPS dans la fonction publique ?  
J. L. : La spécificité des RPS est liée à la fonction publique en elle-même : les agents travaillent pour l’intérêt général, leur mission est de rendre service au public. Or depuis une quinzaine d’années, un Nouveau management public (NMP) a été instauré dans les trois fonctions publiques - Etat, territoriale et hospitalière ; c’est l’application au secteur public des règles de gestion et des modes de management employés dans le privé avec l’objectif de répondre en priorité à des enjeux budgétaires ou économiques. Avec la généralisation du NMP, le mal-être s’est intensifié, les RPS se sont multipliés. Les agents ressentent un décalage, une contradiction de plus en plus grande entre leur mission et les objectifs de rentabilité économique qui leur sont fixés. Un paradoxe source d’une grande souffrance éthique, et d’un sentiment de perte de sens au travail. Depuis quinze ans, la fonction publique fait plus avec moins, si bien que l’épuisement est là. Même les agents les plus convaincus, soucieux d’effectuer un travail de qualité centré sur l’humain, l’altruisme ou l’égalité, sont las, et pour certains en burn-out. Nombreux sont ceux qui envisagent un départ vers le secteur privé, une reconversion, une démission ou une rupture conventionnelle. 

Quelle sont les institutions en charge de la prévention des RPS des fonctionnaires ? 
J. L. : Sur le plan institutionnel, il s’agit du ministère de la Transformation et de la fonction publiques, et du ministère du Travail. L’organe exécutif est la Direction générale de l'administration et de la fonction publique. La DGAFP est chargée d’impulser et de centraliser les volontés politiques en matière de santé au travail. Elle a par exemple élaboré le Plan santé au travail dans la fonction publique 2022-2025. Ce plan liste une quinzaine d’objectifs et une quarantaine de mesures, mais sans dispositif coercitif ou contraignant. C’est-à-dire que les différentes fonctions publiques, et les employeurs, sont libres de s’emparer ou pas de cette feuille de route. Dans les petites organisations, généralement, on n’a tout simplement pas les moyens de mettre en place ces mesures de prévention et de prise en charge des RPS. Quant aux très grandes, comme les ministères, elles disposent de personnels dédiés. Mais quand un cadre est chargé de la prévention pour 25 000 agents, cela reste très technocratique, et concrètement il ne se passe rien ! Quant à la médecine du travail, elle connait une telle pénurie d’effectifs que même les visites médicales obligatoires d’aptitude, de reprise du travail ne sont pas toujours effectuées.