Harcèlement moral : la Nasa européenne au-dessus des lois ?
Des rapports datés de 2009 jamais rendus publics révèlent des problèmes de harcèlement moral au sein de l’Agence spatiale européenne. Deux ans plus tard, l’ingénieur Philippe Kieffer se suicidait. Aujourd’hui, sa famille ne parvient toujours pas à lever l’immunité qui protège l’agence, où ces situations semblent perdurer.
L’ingénieur français Philippe Kieffer travaillait à l’Agence spatiale européenne ou ESA (pour European Space Agency). Il s’est suicidé en décembre 2011. Et il semble qu’il était loin d’être le seul à se sentir harcelé au sein de la prestigieuse agence. Celle-ci emploie environ 3 000 salariés en Europe et fait travailler autant de contractants embauchés par des sociétés externes. Dans les bureaux de Noordwijk, aux Pays-Bas, où Philippe Kieffer était employé depuis 2003, 22 % des salariés estimaient ainsi en 2009 avoir été victimes de harcèlement et 30 %, en avoir été témoins. Des « statistiques inquiétantes », peut-on lire dans des rapports réalisés par un cabinet de conseil en diversité, équité et inclusion, Pearn Kandola, que Santé & Travail et Alternatives économiques ont pu consulter.
Le cabinet indépendant a organisé des groupes de discussion et étudié les réponses à un questionnaire en ligne de 800 salariés et travailleurs sous-traitants de l’ESA. Les conclusions de l’audit ont été publiées en juillet 2009 en interne mais n’étaient pas sorties des murs calfeutrés de l’agence jusqu’alors. Les rapporteurs appelaient « à prendre des mesures correctives », du fait de « l'ampleur des incidents récents et du caractère du comportement décrit par les employés comme du harcèlement ».
Pour sa défense, l’ESA souligne « avoir adopté une politique de lutte contre le harcèlement en 2007 ». Cela ne semble pas avoir suffi pour mettre un terme à la situation de harcèlement dont Philippe Kieffer déclarait être victime à la même époque, selon ses parents, avant de se donner la mort à l’âge de 38 ans. L’agence affirme également avoir révisé sa politique de prévention en 2012, puis en 2019. Il demeure néanmoins difficile d’obtenir des informations sur les conditions de travail actuelles des salariés, compte tenu notamment de l’absence de syndicats dans l’agence.
Des plaintes toujours actuelles
Seul le personnel « prêté » par des entreprises sous-traitantes, qui travaille sous supervision de l’ESA, est parfois épaulé par des syndicats, tel le néerlandais CNV, et peut ainsi donner un aperçu de l’atmosphère au sein de l’agence. Or certains de ces salariés se plaignent de situations de harcèlement. « Ces travailleurs contribuent à la réussite de l'entreprise, mais ils se sentent comme des employés de seconde zone. Devenir salarié permanent constitue le saint graal, ils acceptent beaucoup de choses pour en être. Parmi eux, quelques-uns nous ont fait part de brimades et de situations de harcèlement vécues très récemment », témoigne Roderik Mol, responsable du syndicat CNV.
Ce syndicat a lancé un sondage début 2023, auquel ont répondu environ 200 employés externes à l’ESA mais travaillant pour elle. Il montre que seulement 3 % d’entre eux considèrent qu’il existe un moyen clair de communiquer et traiter les conflits au sein de l’agence spatiale. Le syndicat a présenté les résultats de ce questionnaire à la direction de l’ESA fin octobre. Depuis, une enquête du journal en ligne américain Ars Technica a été publiée en novembre 2023, étayée par 18 témoignages de personnes travaillant ou ayant travaillé au sein de l’agence spatiale et décrivant des situations de harcèlement. A titre d’exemple, l’une d’entre elles raconte que dans une équipe de travail de neuf salariés, six sont partis ou ont été licenciés en l’espace de six mois. « Elles décrivent des schémas de harcèlement similaires, notamment des insultes verbales, l'ostracisme, le dénigrement public et des critiques acerbes », précise Tereza Pultarova, l’autrice de l’enquête.
Branle-bas de combat à la suite de cette publication. En réaction, la direction de l’ESA a communiqué à ses employés permanents et à ceux des entreprises sous-traitantes les moyens de faire remonter les problèmes entre le personnel, selon nos informations. « Il est désormais possible de rapporter les faits, et alerter l’administration sur ce type de situations, de manière anonyme. Cette politique a été publiée en février 2023, et un ensemble de mesures ont été déployées depuis », indique l’agence. Ces tout derniers jours, les travailleurs que Roderik Mol représente lui ont cependant déclaré « ne toujours pas avoir confiance pour signaler des faits de façon sûre ». Pourquoi un tel sentiment de méfiance ?
Un ovni dans la galaxie juridique
Le statut juridique de l’agence semble constituer un premier élément de réponse. Créée en 1975, l’ESA est l’une des rares agences d’exploration spatiale au monde. Elle représente 22 Etats membres et bénéficie d’une immunité de juridiction et d’exécution. Cette immunité, sauf exceptions restrictives, lui permet de refuser de communiquer toute documentation interne. Ce privilège vise à préserver l’agence de pressions politiques des Etats du fait du caractère sensible de sa mission, au croisement de secrets scientifiques et de défense. Cela en fait un ovni dans la galaxie juridique internationale, au même titre que l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (Otan), par exemple.
L’immunité dont bénéficie l’agence complique bien évidemment toute démarche judiciaire. Depuis le suicide de leur fils, les parents de Philippe Kieffer tentent de faire condamner les responsables des faits présumés de harcèlement qui auraient conduit à son décès. En vain. Dès 2012, ils ont déposé une plainte pénale pour « harcèlement moral », « omission de porter secours à personne en danger » et « provocation au suicide ». Une tentative avortée selon eux faute d’éléments transmis par l’agence. « Pour demander une réouverture de l’instruction, nous aurions besoin du rapport de l’enquête interne réalisée à la suite du suicide de Philippe Kieffer, auquel nous n’avons pas accès du fait de l’immunité, constate Me Bertrand Repolt, l’avocat des parents. Ce rapport apporterait certainement des éléments sur les difficultés au travail qu’il a personnellement rencontrées. » Le 7 novembre 2023, l’avocat a de nouveau demandé devant la cour d’appel de Paris la levée de l’immunité de juridiction dont bénéficie l’ESA. La décision est attendue pour le 9 janvier 2024.
La levée de cette immunité pour accéder aux documents internes est déjà prévue outre-Atlantique, pour la National Aeronautics and Space Administration (Nasa), l’équivalent bien connu de l’ESA aux Etats-Unis. Au nom de la liberté d’information, toute personne peut demander un accès à ces documents. En cas de refus de divulguer des données considérées comme protégées, l’agence doit le motiver et sa décision peut être remise en cause par la justice. Ainsi, elle n’est pas au-dessus des lois. Concernant l’ESA, seul le ministère des Affaires étrangères peut intervenir en France pour lever la confidentialité quand elle n’est pas justifiée. Les parents de Philippe Kieffer lui ont demandé à trois reprises – en 2015, 2017 et 2019 – de lever l’immunité, pour sortir de ce trou noir juridique. Sans succès. D’où cette dernière tentative auprès de la cour d’appel. Denis Kieffer, 81 ans, épuisé par les procédures, dénonce « une lâcheté politique ». Sollicité, le ministère n’a pas répondu à nos questions.
Dispositif de justice interne ?
Autre conséquence du statut particulier de l’agence, ses salariés ne sont protégés que par un règlement interne, qui ne fait même pas mention du harcèlement moral. En cas de litige avec leur employeur, ils sont tenus par leur contrat de travail d'utiliser un dispositif de justice interne, la « commission de recours ». Des juges de différentes nationalités sont nommés pour y siéger par le conseil de l’ESA, l’organe représentant les Etats membres, à l’image du conseiller d’Etat Fabien Raynaud. Contacté, ce dernier reconnaît être rémunéré par l’ESA pour chaque dossier jugé, à raison d’une audience par an environ. Interrogé sur l’indépendance des juges de cette commission, il rappelle que « les juges du tribunal administratif sont payés par l’Etat français pour le juger ».
Le compte rendu d’une audience de la « commission de recours », daté de novembre 2014 et opposant les parents de Philippe Kieffer à l’ESA, permet d’en apprendre davantage sur ce qui lui est arrivé. Ce document souligne qu’à l’automne 2011, deux collègues de l’ingénieur ont dénoncé la situation qu’il subit, « qu’ils apparentent à du harcèlement », et ont demandé « à la responsable du service des ressources humaines qu’[il] soit aidé ». Les jours précédant son geste funeste, Philippe Kieffer a envoyé lui-même quatre courriers recommandés à la direction pour l’alerter des difficultés qu'il rencontrait au travail. Depuis 2009, l’ingénieur recevait des reproches publics sur son travail, des dénigrements sur sa personne, subissait une mise au placard dans cet univers très compétitif, comme le rapportent ses parents, en s’appuyant sur le journal intime de leur fils.
Pendant cette période tendue, son renouvellement de contrat était en jeu. Or celui-ci lui aurait assuré définitivement la qualité de membre permanent de l’ESA. Les parents demeurent aujourd’hui persuadés qu’il s’agissait d’une stratégie de l’agence spatiale pour ne pas pérenniser son poste, après avoir bénéficié de ses services durant neuf ans via des contrats temporaires. Parmi les multiples incidents qu’ils ont répertoriés, ils citent par exemple celui lors duquel le supérieur de Philippe Kieffer l’aurait expulsé d’une réunion en 2009 en lui criant « je ne veux plus vous voir ». Fin 2011, inquiets de ne pas parvenir à joindre leur fils et de ne pas le voir atterrir à l’aéroport de Montpellier alors qu’il devait passer les fêtes de Noël en famille, les parents craignent que le pire soit arrivé. Le 20 décembre, leur fils est retrouvé pendu dans son domicile à Leiden, aux Pays-Bas. Il leur laisse une lettre d’adieu évocatrice : « Voilà trois ans que je souffre le martyre sur mon lieu de travail. Il fallait y mettre un terme. »
Une décision sans appel
La « commission de recours » interne a déclaré que son suicide était bien un accident de travail – le seul reconnu comme tel dans l’histoire de l’agence –, mais qu’il n'y avait pas eu de harcèlement pour autant. « Visiblement, ceux qui jugent l’affaire ne savent pas ce qu’est le harcèlement, qui est pourtant caractérisé dans le cas de Philippe Kieffer, dénonce Michel Lallier, président de l’association d’aide aux victimes de suicides et dépressions professionnelles ASD-Pro, qui épaule la famille. Ils semblent apparenter les humiliations et la pression constante à de l’exigence compensée par de bons salaires. Cela normalise les comportements de harcèlement des managers de l’ESA et cela peut contribuer à ce qu’ils perdurent. Et aucun appel n’est possible, ces juges ayant le dernier mot pour décider de ce qui ressort du droit du travail. C’est du jamais vu. » La reconnaissance du caractère professionnel du décès de leur fils a permis aux parents de percevoir cinq ans de son salaire, de l’ordre de 6 000 euros bruts mensuels.
Au-delà du cas de Philippe Kieffer, les rapports datant de 2009, auxquels Santé & Travail et Alternatives économiques ont eu accès, décrivaient des pratiques managériales brutales d’ampleur. A l’époque, les situations de harcèlement n’étaient pas le propre de l’établissement hollandais où Philippe Kieffer travaillait, selon ces documents. Le siège parisien et l’antenne germanique de l’ESA n’étaient pas épargnés. Au sein du site italien de l’ESA, le diagnostic était tout aussi grave : « Il est clair qu'une culture s'est développée dans laquelle on ne croit guère que des mesures seront prises à l'encontre des employés qui adoptent des comportements de harcèlement ou d'intimidation, tels que les cris ou l'humiliation de leurs collègues devant d'autres personnes. » Quatorze ans plus tard, des salariés dénoncent toujours des situations de harcèlement.