Hélène Sultan-Taïeb, économiste de la santé au travail
A l'université de Bourgogne, Hélène Sultan-Taïeb mène des recherches en économie de la santé au travail, une discipline encore peu développée. Avec une intention : convaincre les pouvoirs publics et les employeurs de la rentabilité de la prévention.
Indiquez la quarantaine, cela suffira. " Le ton est expéditif, exprimant que l'âge est un détail insignifiant, que l'essentiel est ailleurs. Hélène Sultan-Taïeb est plutôt du genre discret. Sur son activité, cette économiste de l'université de Bourgogne est en revanche beaucoup plus diserte. L'important, pour elle, semble résider dans les nombreux espoirs que suscite la récente approche du Laboratoire d'économie et de gestion (LEG) de Dijon. Depuis cinq ans, l'équipe économie de la santé du laboratoire s'est en effet dotée d'un axe santé au travail. La petite poignée d'économistes qui travaille en collaboration avec Hélène Sultan-Taïeb au sein du LEG tente de constituer, grâce à des chiffres, des statistiques et des collaborations avec d'autres disciplines, des " outils " aptes à favoriser la mise en place de dispositifs préventifs sur le lieu de travail. " La finalité de nos études consiste à utiliser des données mesurant les expositions aux risques et leur effet délétère sur la santé des travailleurs, précise Hélène Sultan-Taïeb. Munis de ces évaluations, nous pouvons calculer, à plusieurs niveaux, le coût que représente la non-prévention en matière de maladies professionnelles. "
Evaluation financière du stress
Ce n'est évidemment pas la première fois que la santé au travail s'invite dans les universités. Les travaux que lui consacrent certains spécialistes - épidémiologistes, sociologues, ergonomes ou statisticiens - sont suffisamment nombreux pour en témoigner. Mais cette thématique est plus rarement présente dans les départements d'économie.
Lorsqu'en 2004 Hélène Sultan-Taïeb est mutée de Paris pour la capitale bourguignonne comme enseignant-chercheur titulaire, l'axe économie de la santé au travail qu'elle anime aujourd'hui n'existe pas encore. A l'occasion d'une recherche sur le coût du stress professionnel, les membres de l'équipe constatent une insuffisance de données économiques sur la santé au travail, alors que les enjeux financiers qu'elle induit sont importants. Tout est parti de ces manques à combler, en quelque sorte.
Hélène Sultan-Taïeb ne désespère pas de voir se multiplier, à plus ou moins long terme, des filières de ce type dans d'autres universités. " Mais pour cela, il nous faudrait davantage de postes de chercheurs ou d'enseignants-chercheurs spécialisés sur ce thème, et l'évolution du financement de la recherche ne semble pas aller dans ce sens ", s'agace-t-elle au passage. Selon elle, la multiplication d'antennes universitaires analogues permettrait de mettre en place des collaborations et ainsi de faire avancer plus vite la recherche.
" La santé au travail est une thématique qui réclame de la complémentarité et de la pluridisciplinarité dans les recherches, affirme-t-elle. Sans la sociologie, la psychologie du travail, la médecine du travail et l'épidémiologie, les économistes de la santé n'auraient pas les clés pour comprendre les phénomènes de la santé au travail. " Actuellement, par exemple, une étroite collaboration est en cours avec l'épidémiologiste Isabelle Niedhammer, de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). " Les données sur lesquelles nous travaillons ensemble sur les risques psychosociaux nous permettent d'évaluer, en termes économiques, le poids social de l'exposition au risque ", indique Hélène Sultan-Taïeb.
La première étude du LEG sur le sujet, publiée en 2005, fait apparaître qu'en 2000 le stress professionnel a provoqué 400 000 cas de pathologies (maladies cardiovasculaires, dépressions et troubles musculo-squelettiques) et que 3 600 décès lui sont imputables. Coût total de cette exposition pour la collectivité : 2 milliards d'euros. Et encore ce montant paraît-il sous-estimé, car les statistiques officielles ne permettent pas de définir avec précision le coût de ces pathologies ni d'en calculer le juste nombre, " compte tenu de l'ampleur des sous-déclarations et de la sous-reconnaissance des maladies professionnelles en France ", déplore la chercheuse.
Un regard aiguisé sur les entreprises
Comme le souligne l'économiste du travail Philippe Askenazy, " récupérer des données pertinentes et fiables dans le domaine de la sécurité au travail tient du mérite "" La patience et le courage ", estime-t-il, sont par conséquent des qualités nécessaires aux économistes de la santé au travail de Dijon pour mener à bien leur recherche. De fait, Hélène Sultan-Taïeb laisse percevoir une bonne dose de détermination. Directe, organisée, elle n'hésite pas à secouer son monde pour accélérer le cours des choses.
Lorsqu'elle était étudiante à HEC, c'est dans l'univers industriel soviétique qu'elle s'est plongée. Sa thèse en économie des organisations vise à appréhender la transition des entreprises industrielles de l'URSS vers une économie de marché. Elle s'oriente plus tard vers l'économie de la santé, s'intéressant cette fois aux laboratoires pharmaceutiques français. Un parcours qui ne peut qu'aiguiser son regard sur les entreprises.
Hélène Sultan-Taïeb relève que les employeurs oeuvrent en faveur de la santé au travail à la condition que les intérêts de leur entreprise soient préservés. Pour ce qui est de la sécurité, elle note qu'ils révèlent difficilement la part de leur budget consacrée à la prévention et la nature des dispositifs déployés dans leurs établissements. Mais cette réserve qui en dit long sur les mesures effectivement prises ne paraît pas la surprendre. " Beaucoup d'entreprises redoutent que les dispositifs de prévention ralentissent leur productivité, assure-t-elle. Ce qu'elles souhaitent avant tout, c'est du rentable. Or les coûts de la non-prévention sont liés non seulement à l'absentéisme mais aussi au présentéisme, c'est-à-dire à la présence du salarié sur son lieu de travail alors que ses capacités mentales ou physiques sont altérées étant donné son état de santé. Les coûts du présentéisme, qui diminue la productivité du travail, ne doivent pas être négligés. " Ce raisonnement peut être mené à l'échelle de l'entreprise, mais aussi à celle d'un pays.
Analyse coût-avantage
Pour parvenir à ces évaluations décisives, l'approche employée est l'analyse coût-avantage. Cette méthodologie fréquemment utilisée en économie de la santé permet de confronter, par exemple, les coûts d'une politique en faveur du dépistage de certaines maladies aux avantages sanitaires et financiers qu'elle occasionne. " Appliquée à la santé au travail, observe Hélène Sultan-Taïeb, l'étude coût-avantage donne des outils d'aide à la décision pour réaliser des choix éclairés entre différents types de politiques de prévention. Les critères de coût et d'efficacité sur la santé détermineront alors ce choix. " L'enjeu à la fois sanitaire et économique est de taille. Mais, soutient la chercheuse, " il est clair qu'un système plus incitatif pour les employeurs, qui ferait du taux de cotisation AT-MP [accidents du travail-maladies professionnelles, NDLR] un élément stratégique de la gestion de la santé au travail dans les entreprises, est sans doute un levier essentiel pour que la prévention devienne un investissement social rentable "