Hypoxie : quand le travail manque d'oxygène
Il fallait y penser ! Pour éviter l'incendie, il suffit de diminuer la teneur en oxygène des locaux. Mais ce procédé qui arrive en France met en danger les travailleurs intervenant pour la maintenance. Et impose une prévention contraignante.
L'image est impressionnante : une flamme lèche un journal, celui-ci noircit mais ne prend pas feu. C'est ainsi qu'une firme allemande présente sur son site son nouveau dispositif anti-incendie, fondé sur la diminution du pourcentage d'oxygène dans l'air via l'introduction d'azote. Car en dessous d'une certaine teneur en oxygène propre à chaque combustible, l'inflammabilité devient nulle. Objectif : protéger des entrepôts, centres informatiques ou lieux d'archivage, tout en assurant une bonne conservation des produits. Le marché, potentiellement important, connaît déjà des développements en Allemagne ou en Suisse et commence à faire l'objet d'explorations en France. Tout va bien tant qu'il n'y a pas d'intervention humaine, car travailler dans ce type d'atmosphère pose de sérieux problèmes pour la santé des personnes.
La concentration normale d'oxygène dans l'air est de 21 % et, plus on l'abaisse, plus les effets aigus de l'hypoxie (c'est-à-dire la diminution de la quantité d'oxygène distribuée aux tissus par le sang) peuvent être graves. Dans un récent rapport1 , l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail (Afsset) souligne que, au-dessous de 18 %, ces effets "vont de la diminution réversible des performances physiques et intellectuelles [troubles de la mémoire, de la concentration, du temps de réaction..., NDLR] à une altération ou une perte de conscience, voire des lésions cérébrales irréversibles et le décès"
"Il faut être très prudent, on manque terriblement de recul sur les effets pour la santé, prévient Maria Gonzalez, médecin au service de pathologie professionnelle du centre hospitalier régional universitaire de Strasbourg. Les situations réelles de travail sont bien différentes des situations contrôlées en laboratoire et plus complexes. Par ailleurs, on ignore tout des effets chroniques." Elle a été sollicitée par le médecin du travail d'un transtockeur alsacien de vins et spiritueux qui projette d'installer un dispositif de protection en atmosphère appauvrie à 14,2 % d'oxygène (13 % est la limite du risque vital). Une situation inédite - vraisemblablement le premier projet de ce type dans l'Hexagone - qui a interpellé les acteurs de la prévention, en particulier le médecin du travail de l'entreprise, lequel a lancé des recherches tous azimuts et s'est tourné vers l'inspection médicale régionale. En effet, la maintenance des équipements de manutention automatisée ou de l'installation anti-incendie elle-même nécessite l'intervention de travailleurs dans les locaux.
Selon une note de la direction générale du Travail (DGT) dont Santé & Travail a eu connaissance, il est prévu dans le projet que ces interventions soient limitées à six heures cumulées par jour, en phases de deux heures entrecoupées de pauses d'une demi-heure - ce qui correspond aux recommandations de la Suva, le plus important organisme suisse d'assurances couvrant les accidents et maladies professionnelles. La maintenance préventive doit être confiée à un prestataire extérieur, la maintenance curative aux salariés de l'entreprise pour faire face aux dysfonctionnements dans les meilleurs délais. Des interventions réalisées dans l'urgence, ce qui "d'une manière générale tend à aggraver les risques", signale la DGT.
Nécessité d'un appareil respiratoire isolant
De plus, il n'était pas envisagé au départ que les salariés soient dotés d'un appareil de protection respiratoire isolant (ARI) avec apport d'oxygène ; seule une réserve d'oxygène d'une autonomie de quinze minutes doit être mise à disposition. Une mesure jugée insuffisante, car sa mise en oeuvre dépend d'une décision de la personne dans un contexte où son jugement peut être altéré, l'insuffisance d'oxygène atteignant les capacités cognitives. Pour la DGT, cela "apparaît comme une prise de risque contraire à l'obligation générale de santé et de sécurité". Quant à la Dre Gonzalez, il lui semble "indispensable de préconiser le port d'un ARI pour toute personne amenée à intervenir, quelle que soit la durée ou la nature de l'intervention". D'autant plus qu'il est quasiment impossible de garantir que la teneur en oxygène ne descendra pas par endroits en deçà de la limite fixée, compte tenu que l'entrepôt est particulièrement vaste.
Des préconisations très attendues
Autre difficulté : la sensibilité à l'hypoxie varie selon les individus, et chez un même individu selon les moments. "Un problème bénin, épisode infectieux ou problème respiratoire, peut avoir des conséquences graves chez un salarié travaillant dans une atmosphère appauvrie en oxygène", indique Maria Gonzalez. Surtout s'il doit faire un effort physique ou travailler en situation de stress. Dès lors, quelle valeur accorder aux mesures de surveillance médicale (aptitude, suivi des salariés), du type de celles recommandées par la Suva, sur lesquelles l'entreprise comptait s'appuyer ?
"Les tests respiratoires, cardiaques, sanguins - des examens assez lourds - donnent une photo à un instant T, ils ne constituent pas une garantie, poursuit le médecin. En revanche, ils fournissent une caution médicale à un acte qui revient à faire de la sélection." Et cette sélection, rappelle la DGT, "est non seulement discriminatoire, mais encore contraire aux principes de prévention", en particulier à celui qui consiste à adapter le travail à l'homme. Pour Magdeleine Brom, médecin-inspecteur régional du travail d'Alsace, "tout cela va déboucher sur une protection individuelle et, pis, une sélection médicale, parce que la prévention collective n'a pas été mise en place"
Rien n'est encore arrêté dans l'entreprise. Pas plus d'ailleurs qu'à l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) ou au ministère du Travail. Le premier, consulté par les préventeurs de terrain, a élaboré un projet qu'il devait mettre en débat mi-mars dans le réseau des caisses régionales d'assurance maladie (Cram). "Il n'y a actuellement aucun texte réglementaire sur la question et ces systèmes de prévention incendie vont certainement s'implanter en France, comme en Allemagne ou en Suisse, expose Jean-Michel Petit, chargé du dossier à l'INRS. Nous avons travaillé sur des axes techniques, organisationnels et médicaux, en nous inspirant des préconisations allemandes et suisses, mais avec davantage d'exigences. Après avoir recueilli l'avis des experts concernés des Cram, nous pourrons éditer des préconisations, à moins que le ministère du Travail ne les intègre dans un texte à caractère réglementaire." Mais du côté de la DGT, même si l'on travaille de façon approfondie sur le sujet, on insiste aussi sur le fait que les principes généraux de prévention énoncés par le Code du travail sont déjà suffisamment explicites.
Pour les industriels, cette situation d'attente n'est pas favorable. "Nos clients aimeraient avoir des recommandations claires", souligne Florence Daniault, responsable des innovations chez Wagner, entreprise spécialisée notamment dans la sécurité anti-incendie qui, précisons-le, n'est pas à l'origine du projet alsacien. "Mieux vaut avoir un cadre bien défini, poursuit-elle. Sans règle, sans norme, il n'y a pas non plus de certification possible. Cela peut ralentir l'introduction du nouveau système sur le marché." Surtout si les experts de la protection et les assureurs se montrent réservés sur l'efficacité de dispositifs à la fois contraignants, onéreux et faisant encourir des risques disproportionnés aux personnes.
- 1
Risques liés à l'utilisation d'azote liquide dans le cadre des activités d'assistance médicale à la procréation, rapport de l'Afsset, avril 2008.