"Il faut distinguer le travail de l'emploi"
Dans "Travail, salaire, profit", la série documentaire diffusée sur Arte, le cinéaste et écrivain Gérard Mordillat, avec l’économiste Bertrand Rothé, décortique les rouages de l’économie, à contre-courant de l’idéologie libérale dominante. Ils approfondissent la réflexion dans un livre, "Les lois du capital". Entretien avec l’auteur de "Vive la sociale !".
Quelle est l’intention de votre série documentaire Travail, salaire, profit ? Qu’est-ce qu’apportent les éclairages que vous donnez, notamment historique et linguistique ?
Gérard Mordillat : Avec Bertrand Rothé, nous sommes partis du constat que l’économie est présentée de façon si complexe et ardue que seuls quelques experts autodésignés et quelques « élus » comprennent de quoi il s’agit. Nous avons voulu repartir des concepts fondamentaux avec une triple ambition. D’abord présenter correctement la question. Ensuite, assumer une approche pédagogique en donnant aux spectateurs les outils nécessaires pour en découvrir les secrets et subtilités. Enfin, maintenir le suspense car aucune réponse définitive n’existe. On ne peut que s’interroger et inviter à ne pas rester dans une vision figée de l’économie niant toute alternative au capitalisme, celui-ci censé représenter le stade ultime de l’organisation humaine réunissant le marché et la démocratie. Nous souhaitions montrer que cette matière est accessible à l’ensemble des citoyens, que nous avons tous la capacité de la comprendre et de la transformer par la réflexion. C’est pourquoi, au-delà de celles des économistes, nous nous sommes intéressés aux analyses d’anthropologues, philosophes, historiens, sociologues…
Vous donnez la parole à des chercheurs de différentes disciplines mais aussi de différentes origines géographiques : Europe, Etats-Unis, Afrique, Chine. Qu’avez-vous noté comme convergences et divergences dans leurs propos ?
G. M. : Qu’ils soient considérés comme orthodoxes ou hétérodoxes, et à rebours du discours médiatique dominant, ils estiment tous que le néolibéralisme arrive à l’épuisement tant les inégalités créées s’avèrent insupportables. Ces chercheurs perçoivent une fin de cycle et ses dangers. Une guerre n’est pas à exclure. Un mercantilisme belliqueux peut opposer des Etats impériaux, comme la Chine ou les Etats-Unis, soucieux d’imposer leur monopole à des pays qui n’ont pas les moyens de s’en défendre. Je crains aussi la mise sous tutelle des peuples par des régimes de plus en plus autoritaires et fascistes avec des pouvoirs financiers aux commandes.
Dans cette perspective de mercantilisme belliqueux, quel peut être l’avenir du travail et des travailleurs ?
G. M. : Il faut distinguer le travail de l’emploi. Le travail est inhérent à l’être humain pour assurer sa survie et améliorer ses conditions de vie, avec une part de créativité et de libre arbitre. Mais une facturière qui copie tous les jours des chiffres occupe un emploi qui l’astreint à un protocole répétitif… L’’informatisation et la robotisation, perçues comme effrayantes, pourraient être vues comme des moyens de libérer les travailleurs des tâches asservissantes afin de leur permettre de se réaliser autrement. Mais d’aucuns pensent que, plus on asservit les salariés, moins ils réfléchissent et envisagent de faire la révolution.
Certains chercheurs misent sur une réduction du temps de travail, jusqu’à 15 ou 20 heures par semaine. Est-ce réaliste ? Est-ce souhaitable ?
G. M. : Oui c’est réaliste et souhaitable à partir du moment où on partage le travail en imposant aux entreprises d’embaucher afin que chaque citoyen ait le sentiment de participer à la richesse de la nation. Cela doit s’accompagner d’une augmentation des salaires et de services publics puissants. Mais le néolibéralisme, et c’est patent en France, s’attaque violemment aux services publics. Toute la droite et le patronat refusent une redistribution plus équitable des profits réalisés. Dans ce contexte, on ne peut exclure une insurrection populaire violente.
Le quotidien Libération a récemment consacré un dossier aux accidents du travail, à ceux qui « perdent leur vie à la gagner ». Qu’en pensez-vous ?
G. M. : Les accidents du travail sont très peu pris en compte dans les discours médiatique et politique. Les seuls mis en exergue concernent les militaires qui meurent dans l’exercice de leurs fonctions. Pour eux, l’Etat tout entier se mobilise. Mais pour ceux tués dans le secteur du bâtiment et dans de nombreuses entreprises, rien… comme si cela allait de soi. L’économiste américain Arthur McEwan, enseignant à l’université de Boston, relate cette anecdote. A ses étudiants, il demande qui, au XIXe siècle, a creusé les canaux dans le sud du pays – travail dangereux ayant causé des centaines de morts. Réponse unanime de la classe : des esclaves. Mais non, rétorque-t-il, c’était des ouvriers que l’on pouvait remplacer. Alors qu’un esclave mort, c’est une perte de patrimoine pour son propriétaire…
Travail, salaire, profit. Documentaire en six épisodes disponible sur arte.tv jusqu’au 13 décembre, puis en DVD.
Les lois du capital, par Gérard Mordillat et Bertrand Rothé, Editions du Seuil-Arte Editions, octobre 2019.