François Chérèque : " Il faut remettre le travail en débat "
Dans son dernier livre, Patricia, Romain, Nabila et les autres. Le travail, entre souffrances et fierté, le secrétaire général de la CFDT témoigne du quotidien de salariés qu'il a rencontrés.
Durant un an, vous êtes allé à la rencontre des travailleurs chez Pôle emploi, à l'hôpital, dans des abattoirs, etc. Qu'est-ce qui a changé dans le monde du travail depuis les années 1980 ?
François Chérèque : Le sens du travail collectif dans l'entreprise ou dans l'administration a complètement dévié. Avant, l'objectif était de construire un objet ou de rendre un service, aujourd'hui, c'est de créer de la valeur financière ou de diminuer le coût dans les services publics. Les salariés doivent être dans une performance individuelle et non plus collective. Au point de se retrouver, dans un grand groupe d'assurances par exemple, à vendre des contrats à des gens qui n'en ont pas besoin. Au niveau de l'éthique, les salariés le vivent très mal. Ils font face à une perte de sens qui les amène à dénaturer eux-mêmes leur travail, ce dont ils souffrent.
Les conditions de travail seraient-elles plus dures ?
F. C. : Je suis fils de sidérurgiste, je suis allé très jeune visiter une usine, et j'y suis retourné depuis : les conditions de travail n'ont plus rien à voir. Même dans les cas extrêmes de pénibilité, dans les abattoirs, de gros investissements ont été faits.
Cela dit, le changement de nature du travail amène de nouvelles situations qui posent la question du sens du travail. Et le malaise s'accentue depuis vingt ou trente ans avec des uniformisations qui nous viennent des techniques d'organisation de l'industrie. La principale, le lean, vise à chasser les coûts et les gaspillages. Jusqu'à porter atteinte à l'identité des travailleurs. Des salariés se voient, par exemple, interdire de poser une photo sur leur bureau : cela risque de détourner leur attention. On en est arrivé à des situations ridicules.
Or il y a une grande fierté vis-à-vis du travail en France, une forte attente en termes d'émancipation. En résulte une forte déception. Et l'apparition d'un terme que je ne connaissais pas dans les années 1980 : les risques psychosociaux. Les assemblées de militants m'en parlent systématiquement.
Alors, comment redonner du sens au travail ?
F. C. : Il faut remettre le travail en débat. Que le salarié ait la possibilité de parler de son travail avec ses collègues et ses managers de proximité. C'est aux représentants du personnel de permettre ces débats. En revanche, je veux casser un tabou : ce n'est pas obligatoirement aux organisations syndicales d'organiser les discussions sur le travail, ni d'y participer. Cela relève plus de la réunion de service. Les infirmières, par exemple, dans l'hôpital que j'ai visité, ont besoin de parler de l'accompagnement des mourants. Il faut que le médecin puisse les entendre.
En revanche, quand il s'agit de revoir des sujets plus lourds comme les horaires ou des sujets financiers, c'est aux syndicalistes de prendre le relais. C'est à eux d'utiliser cette parole pour proposer des évolutions dans les organisations du travail, au niveau du service et de l'entreprise. Cela implique une présence plus proche des salariés. Et de s'occuper plus du travail que de l'emploi. Ce que j'ai fait pour ce livre, les militants syndicaux peuvent le faire chacun à son niveau.
Pas de changement majeur dans l'action syndicale ?
F. C. : Nous plaidons, dans la négociation actuelle sur les instances représentatives, pour que celles-ci puissent débattre des objectifs stratégiques et de leurs conséquences sur les conditions de travail. Car si les objectifs économiques de l'entreprise ne sont atteignables que par une détérioration des conditions de travail, on aura beau avoir des groupes de parole, cela ne servira à rien.
Par ailleurs, tant que les dirigeants et les managers n'auront pas une partie de leur rémunération assujettie à la performance sociale, comme le préconise le rapport Larose-Lachmann-Pénicaud1 , on ne les intéressera pas totalement au bien-être au travail. Il faut une vraie confrontation entre les objectifs financiers et sociaux de l'entreprise. Ce n'est pas impossible : nous allons l'expérimenter dans une quinzaine d'entreprises.
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Voir " Branle-bas de combat sur la souffrance au travail ", Santé & Travail n° 70, avril 2010.
Patricia, Romain, Nabila et les autres. Le travail, entre souffrances et fierté, par François Chérèque, Albin Michel, 2011.