«Il faut revivifier la démocratie dans l'entreprise»
La plupart des salariés n’ont jamais la possibilité de s’exprimer et d’être entendus sur leur travail réel. Auteur du livre Et si on écoutait les experts du travail ? Ceux qui le font, Alain Alphon-Laire appelle à combler ce vide qui affaiblit aussi l’exercice de la citoyenneté hors des murs de l’entreprise.
Alors que la perte de sens vécue par de plus en plus de salariés se traduit par des démissions, des désengagements et un refus quasi unanime de travailler deux ans de plus, le débat sur le contenu et l’organisation du travail est inexistant. Dans la plupart des cas, les décisions prises dans les entreprises ou la fonction publique le sont selon des critères chiffrés, jamais à partir de la qualité du travail, et surtout sans jamais demander l’avis des vrais experts : les travailleurs.
Les salariés n'ont pas leur mot à dire sur les finalités de la gestion, pas plus que sur l'organisation du travail. Les décisions sont essentiellement descendantes et les seules délibérations que peuvent avoir les salariés se font dans un cadre contraint, défini hors de l'entreprise. Dans la majeure partie de leur vie – celle au travail –, des millions de salariés n'ont pas, ou n'imaginent même pas, avoir leur mot à dire. Le sentiment d'une citoyenneté amputée est donc bien réel.
Revisiter le droit d'expression
En 2013, j'ai conduit pour la CGT les négociations nationales sur la qualité de vie au travail. Nous avions essayé d'aborder aussi le sujet de la qualité du travail. La CGT avait proposé de revisiter le droit d'expression prévu par la loi Auroux de 1982, afin d'organiser des réunions sur la qualité du travail durant le temps de travail, entre salariés dans un premier temps, puis avec la hiérarchie et les représentants syndicaux. À l'époque, nous n'avons été suivis ni par le patronat ni par les autres organisations syndicales. Par ailleurs, dans la négociation nationale pour la transcription de l'accord européen sur le harcèlement, il a fallu sept séances pour que le patronat accepte d'écrire que l'organisation du travail était son cœur de métier, et qu'éventuellement les salariés pourraient y contribuer...
À l'heure où tous les commentateurs font le constat que nos démocraties sont malades, je suis frappé par le manque de réflexion sur l'impact que peut avoir le monde du travail sur le développement de la démocratie. « Le travail ne peut pas être neutre par rapport à la démocratie. Ou bien il contribue à entretenir et à développer l'exercice de démocratie, ou bien il la détruit », écrit Christophe Dejours dans La Panne (Bayard, 2012). Comment pouvons-nous être pleinement citoyens dans la cité sans l’être dans la plus grande partie de notre vie, celle au travail ? Je pense que l’abstention aux élections et les vagues de démissions sont les deux faces d’un même phénomène : un sentiment de fatalité et de dépossession des enjeux sociétaux. Le statut du salarié est d'abord et avant tout la subordination. Il s'agit le plus souvent de faire ce qu'on a à faire, et si par malheur vous avez des idées, comme disait Coluche : « Gardez-les, on est déjà assez emmerdés. »
Le syndicalisme doit faire du travail réel sa pierre angulaire
Il n'est pas possible de revivifier la démocratie dans le pays sans qu'elle le soit d'abord dans l'entreprise. Les salariés doivent être aidés, notamment par les syndicats, à reprendre la main sur leur travail. Sans qu'ils en soient forcément conscients, ils ont la capacité de penser et d'agir sur lui. La confrontation ou « la dispute » – selon le terme d'Yves Clot – entre salariés sur la qualité du travail devrait être recherchée et instituée.
Le syndicalisme qui, à l’occasion de l’épisode des retraites, vient de retrouver une place prépondérante, a tout intérêt à poursuivre sa réflexion et son action sur ce sujet. Il doit faire du travail réel sa pierre angulaire. Le syndicalisme a toutes les chances de grandir s’il agit pour que les salariés soient écoutés sur leur conception du travail bien fait.
Pour mon livre, j'ai interviewé treize personnes de différents secteurs en leurs posant deux questions : comment travaillez-vous aujourd'hui et comment aimeriez-vous travailler ? Ce sont celles que certains syndicats CGT d’entreprises posent aux employés d’un service ou d’un atelier pour essayer d’initier une démarche revendicative. Cette pratique est malheureusement encore peu employée, et c'est dommage. Car à elles seules, ces simples questions peuvent ouvrir bien des portes. Elles peuvent permettre à chaque salarié de reprendre la main sur son travail, ce qui est déjà un remède à la fatalité ambiante.