L'histoire de la prévention des cancers professionnels est étroitement liée à celle de l'amiante. Dès les années 1970, dans les chantiers navals, des médecins du travail et des comités d'hygiène et de sécurité (CHS) ont dénoncé les dangers dus à l'amiante. De même que les ouvrières de l'entreprise Amisol, à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), ou le collectif de l'université de Jussieu, à Paris. En réponse à ces mobilisations, les pouvoirs publics ont fixé, en 1977, un seuil d'exposition à l'amiante à 2 fibres par cm3. Or les experts qui ont recommandé cette mesure avaient déjà en main un rapport du Bureau international du travail, daté de 1973, qui alertait sur le fait qu'une telle norme ne protégerait pas contre le risque cancérogène. La décision d'ignorer ce risque fut donc prise délibérément.
Evidemment, dans la mesure où le cancer survient vingt, trente, voire quarante ans après l'exposition, la menace avait un caractère abstrait. Mais la dégradation de la santé du fait du travail était aussi considérée comme inhérente au destin social des ouvriers et comme le prix à payer pour l'enrichissement collectif. D'ailleurs, jusqu'aux années 1970, l'employeur n'était pas tenu d'informer son personnel sur les risques encourus et les ouvriers se voyaient couramment refuser la communication des examens médicaux les concernant. Pour que le problème éclate et que le grand public s'en émeuve, il a fallu qu'une série de cancers frappe, en 1994, non plus des ouvriers mais six professeurs d'un collège de Gérardmer, dans les Vosges... A partir de là, l'histoire s'est accélérée et l'approche de la question s'en est trouvée bouleversée. L'évolution s'est manifestée essentiellement dans le domaine du droit, sous la double influence de la mobilisation des victimes de l'amiante et du processus d'harmonisation de la législation européenne.
Obligation de résultat
Les batailles menées par les victimes de l'amiante autour de la question de la réparation ont conduit à un renforcement de la responsabilité de l'employeur. Le 28 février 2002, la chambre sociale de la Cour de cassation a confirmé que l'employeur est tenu, vis-à-vis de la santé et de la sécurité des salariés, à une obligation de résultat : il commet une faute inexcusable dès lors qu'il n'a pas pris les mesures de protection nécessaires à l'égard d'un danger dont il avait ou aurait dû avoir conscience. Cet arrêt a balayé l'idée d'une fatalité du risque inhérent au travail ouvrier.
La législation française a dans le même temps bénéficié de la transcription des directives européennes sur la santé au travail. Le décret du 1er février 2001 sur la prévention des risques cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction - dit "décret CMR" - a posé à la fois l'exigence et les principes d'une véritable prévention. Fini l'achat systématique de masques inefficaces, seulement destinés à rassurer l'inspecteur du travail vis-à-vis d'expositions toxiques. Le texte prescrit une stratégie globale. L'employeur doit s'efforcer de faire disparaître le risque en substituant à l'agent cancérogène un procédé moins dangereux chaque fois que cela est possible. Cette mesure, la seule pleinement efficace, doit être prioritaire. En cas d'impossibilité, il faut recourir au travail en système clos ou aux mesures de protection collective. Ce n'est qu'en dernier lieu qu'on peut faire appel aux équipements de protection individuelle. Dans tous les cas, le personnel exposé doit être strictement délimité, informé et formé. Un contrôle des expositions ainsi qu'un système d'alarme permettant la détection des expositions anormales doivent être mis en place. L'organisation doit être revue dans le sens d'une maîtrise du risque, non seulement en marche normale, mais aussi à l'occasion des opérations d'entretien et de maintenance. Enfin, chaque salarié doit faire l'objet d'une fiche d'exposition établie par l'employeur et bénéficier d'une surveillance médicale renforcée. A sa sortie de l'entreprise, il doit recevoir une attestation d'exposition qui lui permettra de continuer à se faire suivre médicalement.
La responsabilité des employeurs est donc clairement définie. Mais ce renforcement de la prévention a reçu une nouvelle impulsion lorsque le Conseil d'Etat a reconnu, par un arrêt du 3 mars 2004, la responsabilité de l'Etat dans l'affaire de l'amiante du fait de sa carence à prendre des mesures de prévention. La responsabilité de l'employeur n'est plus la seule en cause : il incombe également aux autorités publiques de se tenir informées des dangers auxquels sont exposés les travailleurs et de prendre les mesures pour les limiter, voire les éliminer. Les politiques et les responsables de l'administration peuvent dorénavant se voir demander des comptes sur leur ignorance ou leur passivité...
Les institutions sur le front
Il s'en est suivi une mobilisation sans précédent des institutions en charge de la prévention des risques professionnels. Le Plan national santé-environnement (2004-2008) et le Plan santé-travail (2005-2009) ont désigné les cancers professionnels comme une cible prioritaire. Avec la création de l'Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail (Afsset), le ministère du Travail s'est doté d'une structure d'expertise censée lui apporter un appui scientifique. Pour les produits les plus toxiques, le nombre de valeurs limites d'exposition professionnelle (VLEP) contraignantes est passé de quelques unités à une soixantaine. Une procédure a été mise en place permettant à l'Inspection du travail d'imposer un arrêt temporaire d'activité en cas d'expositions répétées à une substance dangereuse dépassant la VLEP. Enfin, la Sécurité sociale a inscrit la prévention des cancers professionnels parmi ses orientations prioritaires. Plus de 600 ingénieurs-conseils et contrôleurs de sécurité des caisses régionales d'assurance maladie (Cram) ont été formés sur le risque cancérogène en 2006. L'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) a mis à disposition sur son site une masse d'informations pratiques pour la prévention : fiches de repérage des cancérogènes, fiches d'aide à la substitution, guides méthodologiques (voir article page 36).
Cependant, une campagne de contrôle réalisée par l'Inspection du travail en 2006 a souligné que la bataille était loin d'être gagnée. Parmi les établissements qui continuent à utiliser des agents CMR, 40 % seulement ont procédé à une évaluation des risques. Dans 31 % des cas, la prévention se limite encore à l'attribution d'équipements de protection individuelle. La fiche individuelle d'exposition permettant le suivi des salariés n'existe que dans 16 % de ces entreprises et l'attestation d'exposition n'est remise au salarié lors de sa sortie de l'entreprise que dans 9 % des cas. Les résultats des campagnes de contrôle des chantiers de désamiantage sont plus inquiétants encore, car ils visent un risque clairement identifié, vis-à-vis duquel la mobilisation est engagée depuis plus longtemps. En 2006, 76 % des chantiers contrôlés étaient en infraction. Ces constats, jugés particulièrement préoccupants, ont incité le ministère du Travail à engager une action auprès des groupements d'employeurs. Des conventions ont ainsi été signées avec trois grandes fédérations patronales : l'Union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM), l'Union des industries chimiques (UIC) et la Fédération des industries des peintures, encres, couleurs, colles et adhésifs (Fipec).
Aller au-delà des consignes
Un groupe d'acteurs a cependant été laissé sur le côté : celui des salariés. Ils sont pourtant les premiers concernés. Selon une enquête de la Caisse nationale d'assurance maladie de 2006, un quart d'entre eux pensent être personnellement exposés à un risque de cancer professionnel, 37 % estiment ne pas bénéficier de mesures de prévention contre les risques professionnels et 58 % considèrent que leur information sur les risques de cancer professionnel est inexistante ou insuffisante. Lorsque les salariés sont pris en compte, ce n'est que par le biais de la formation et de la responsabilisation individuelle. Mais une prévention sérieuse exige beaucoup plus que le rappel du respect des consignes. Il faut discuter du travail et de son organisation au niveau le plus concret, celui qui relève de l'expertise des travailleurs.
De plus, les situations les plus préoccupantes concernent des petites entreprises, qui n'ont ni CHSCT ni syndicat et qui ne peuvent être réellement suivies par les services des Cram ou de l'Inspection du travail. Des petites entreprises particulièrement exposées aux risques dont les grandes entreprises préfèrent se débarrasser. Cette vulnérabilité particulière pose la question du développement de nouvelles formes d'expression : extension des CHSCT ? structures de soutien aux délégués du personnel ? mise en place d'une représentation sur une base territoriale ? Cela pose aussi le problème de la difficulté qu'ont les organisations syndicales à se mobiliser sur le terrain de la santé au travail. Les pouvoirs publics ont déjà montré qu'ils pouvaient les aider dans ce domaine, en soutenant par exemple des recherches-actions engagées en collaboration avec des chercheurs. La prévention des cancers professionnels appellerait le développement d'expérimentations du même type. En somme, les conditions sont réunies comme jamais pour faire reculer les cancers professionnels, mais cela implique certainement d'infléchir la façon dont sont traitées, au sein des entreprises, les questions du travail.
Vers une déclaration des expositions aux cancérogènes
Martine
Rossard
La traçabilité des expositions professionnelles. Derrière ce titre un peu barbare, c'est une véritable stratégie de prévention du risque CMR (cancérogène, mutagène ou toxique pour la reproduction) pour les entreprises et les pouvoirs publics que propose Daniel Lejeune, de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS), dans un rapport remis en octobre dernier à la Commission des accidents et maladies professionnelles de l'Assurance maladie.
Une de ses propositions phares consiste en un aménagement de la "déclaration obligatoire des procédés de travail dangereux", transmise par les entreprises concernées aux caisses primaires d'assurance maladie. Ce document n'est en général ni rédigé ni exploité et "son omission ne fait pas l'objet des poursuites prévues", écrit le rapporteur. Aussi ce dernier suggère-t-il de le transformer en une "déclaration annuelle obligatoire aménagée", listant les produits CMR utilisés et les travailleurs exposés, qui serait à transmettre aux caisses régionales d'assurance maladie (Cram). A charge pour ces dernières de bâtir des "entrepôts de données" qui constitueraient un outil de traçabilité - collective pour les entreprises et individuelle pour les salariés. L'exploitation des informations transmises permettrait de "mesurer l'évolution des expositions dans l'entreprise et de prendre les mesures correctives de prévention". La liste des travailleurs exposés devrait aussi contribuer à la mise en place d'"un suivi médical post-exposition tout au long de la vie"
Architecture. Pour accompagner ces mesures et inciter les entreprises à s'engager dans une stratégie de prévention, le rapporteur propose une architecture complète de réformes ou d'adaptations. Parmi celles-ci, on retiendra l'amélioration du dossier médical en santé au travail (lire page 20 de ce numéro), le développement de la pluridisciplinarité au sein des services de santé au travail, la modernisation de la fiche d'entreprise et des outils informatiques d'analyse et de suivi des expositions professionnelles, l'instauration d'une "attestation de suivi médical" listant les expositions à risque différé subies par le salarié, ainsi qu'un "bilan à 50 ans" ou un "bilan de sortie de l'entreprise"
Enfin, constatant que "le niveau d'application de la réglementation est encore très en deçà du minimum indispensable", le rapport invite à un renforcement de l'intervention de l'Inspection du travail et des Cram. La procédure de mise en demeure du directeur départemental du Travail devrait être également utilisée.
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