«Incarner les difficultés de l’hôpital et ce qui y fait sens»
Dans le film documentaire Premières urgences, en salle le mercredi 16 novembre, Eric Guéret a voulu rendre compte des débuts d’internes en médecine, de l’engagement des soignants mais aussi de tout ce qui contribue à dégrader leur travail et peut les décourager.
Votre documentaire suit les pas de cinq jeunes médecins, qui font leur premier stage d’internat aux urgences du centre hospitalier Delafontaine, à Saint-Denis (93). Pourquoi avoir choisi des internes ?
Eric Guéret : Depuis la tarification à l’activité, on assiste à une lente dégradation de l’hôpital public, que rien ne semble pouvoir enrayer, même après la crise du Covid qui a braqué le projecteur sur l’ampleur des problèmes. Je voulais donc faire un film sur l’engagement des soignants, sans lequel le système public de santé s’écroulerait. Il me semblait intéressant de montrer la réalité, en mettant la focale sur l’expérience qu’allait vivre au sein des urgences ces « médecins de demain », dont le regard n’est pas encore blasé. Et de mesurer l’effet que cela aurait sur leur vocation.
Mon choix s’est porté sur le centre hospitalier de Saint-Denis, un hosto de la France périphérique posé dans un désert médical – celui-ci n’étant pas l’apanage du monde rural. C’est un établissement moyen en quelque sorte, dont les urgences tournent à peu près. Mon idée n’était pas de réaliser un documentaire misérabiliste pour dénoncer un système à la dérive. Mais d’être en immersion dans la banalité du quotidien d’un service, ce qui permet à la fois d’incarner les difficultés de l’hôpital et de mettre en lumière ce qui y fait sens : la qualité de la formation médicale, la solidarité au sein des équipes soignantes, l’accueil universel et gratuit des malades. Toutes choses essentielles qu’il faut absolument préserver.
Que vont découvrir vos « bleus » au fil des mois entre novembre 2020 et mai 2021, période durant laquelle vous avez posé votre caméra sur eux ?
E. G. : Des toilettes bouchées, une imprimante à l’agonie qu’on rafistole à coup de scotch, des ordinateurs qui rament. Et surtout les lits d’hospitalisation qui font défaut, à cause des suppressions décidées par l’administration ou de l’absence de personnel. C’est ce manque criant de lits que paient les urgences. Les internes, comme les autres médecins en poste, sont contraints de passer des heures au téléphone dans l’espoir de trouver une place pour leurs patients dans les établissements des environs. Qu’une partie aussi importante de leur temps soit accaparée par cette tâche, au détriment de la prise en charge d’autres malades qui attendent… c’est incompréhensible, absurde.
Que pensez-vous avoir réussi à montrer du quotidien des urgences ?
E. G. : Ce qui m’a frappé, c’est la rudesse de ces métiers qui sont en première ligne avec la souffrance physique mais aussi la précarité, la vieillesse, la solitude, l’alcoolisme. Pour beaucoup, l’hôpital, c’est le seul recours. Il est la bouée de sauvetage d’une société fragilisée. On y voit aussi à quel point les urgences sont débordées par des personnes ayant des pathologies psychiques. Et parce qu’il y a peu de lits en psychiatrie, ils restent là plusieurs jours, souvent sous calmants et attachés, embolisant le fonctionnement du service.
Donc la prise en charge des patients, c’est à la fois un soin technique et un accompagnement humain, où il faut faire preuve de délicatesse. Lors de leur formation, les internes ont été peu préparés à cette dimension psychosociale, à la relation empathique avec les malades, à faire face à des situations de détresse, comme celles que vivent les femmes victimes de violences conjugales. Cette particularité du travail aux urgences, je l’ai filmée au plus près. C’est aussi l’avantage d’un long-métrage : le temps du cinéma permet de restituer l’intimité du travail.
Démontrer que l’hôpital tient malgré tout, grâce à l’engagement des soignants, n’est-ce pas prendre le risque que rien ne change ?
E. G. : Je réalise un film pour être utile et alerter sur le fait que, justement, cette situation qui met l’hôpital en état de burn-out généralisé ne peut perdurer. Malgré leur implication, les soignants ont le sentiment d’être en échec, de ne pas parvenir à accomplir leur travail correctement, de ne pas être reconnus. A Delafontaine, les urgences comptent 19 médecins étrangers sur 21. Sans eux, tout s’arrête. Le chef de service, Mathias Wargon, déplore le turn-over des urgentistes, qui ne font plus toute leur carrière dans la spécialité comme il y a quelques années. Si l’on ne cesse pas de maltraiter le personnel hospitalier et si on ne donne pas envie aux internes de rester, avec des conditions de travail décentes, qui nous soignera demain ?