Infractions à la sécurité du travail : flagrant déni de justice
Selon notre enquête menée avec l'association d'inspecteurs du travail L. 611-10, la tolérance zéro ne s'applique pas aux infractions à la sécurité du travail. Moins de la moitié des procès-verbaux dressés par l'Inspection du travail font l'objet de poursuites pénales.
Les maladies professionnelles ne cessent d'augmenter, les accidents du travail font toujours trop de victimes. Depuis l'affaire de l'amiante, et sous la pression des directives européennes, la réglementation en hygiène et sécurité du travail a certes progressé, mais les campagnes de contrôle des pouvoirs publics montrent de sévères lacunes quant à son application. Les entreprises traînent des pieds. Ainsi, les inspecteurs et contrôleurs du travail ont signalé en 2008 près de 550 000 infractions concernant la santé et la sécurité dans les entreprises françaises, selon le dernier rapport de la direction générale du Travail (DGT) au Bureau international du travail (BIT). Moins de 2 000 de ces infractions ont été relevées par procès-verbal et donc transmises au parquet.
" L'Inspection du travail a toujours été dans une position à cheval entre le contrôle et le conseil. Pour autant, la répression est nécessaire pour faire avancer la prévention ", souligne Sylvie Catala, inspectrice du travail à Paris et membre fondateur de l'association L. 611-10 regroupant des agents de contrôle de l'Inspection (voir " Repère "). Si les organisations professionnelles des agents de contrôle défendent la mission de coercition de l'Inspection du travail, elles déplorent cependant le peu d'entrain des juges à poursuivre les employeurs délinquants, tout comme le manque de motivation de leurs directions pour suivre les procédures. " Nous mettons des P-V qui nous demandent des semaines, voire des mois de travail, et nous ne savons même pas ce qu'ils deviennent. C'est décourageant ", témoigne Lydia Saouli, inspectrice du travail et membre du bureau national du Syndicat national unitaire travail-emploi-formation (SNU-TEF).
Des procédures perdues dans la nature
Alertée, la DGT a certes lancé depuis deux ans un Observatoire des suites pénales des P-V dressés par l'Inspection du travail. Mais elle ne distille ses résultats que du bout des lèvres. A ce jour, seuls deux chiffres ont été transmis aux organisations syndicales. Ils les ont fait frémir : les suites des 29 000 P-V dressés de 2004 à 2009, toutes infractions confondues, sont inconnues dans 60 % des cas (voir encadré page 9).
Souhaitant connaître la réalité du devenir des procès-verbaux transmis aux parquets, l'association L. 611-10 et Santé & Travail ont mené leur propre enquête (voir encadré ci-contre). Les résultats, aussi bien quantitatifs que qualitatifs, sont éloquents. Près de 30 % des 93 P-V analysés (soit l'ensemble des P-V dressés pendant trois ans par une dizaine d'inspecteurs et contrôleurs de la région parisienne, membres de L. 611-10) n'ont pas de suite connue, c'est-à-dire que les directions départementales du Travail en charge des relations avec les parquets ne sont pas en mesure de savoir ce que ces procédures sont devenues. Elles ont tout aussi bien pu être classées sans suite que purement et simplement oubliées dans les tiroirs d'un magistrat débordé. La prescription pour un délit pénal de cette nature étant de trois ans, certaines entreprises délinquantes auraient ainsi échappé aux poursuites. " De gros dossiers, comme l'Erika ou le sang contaminé, ont entravé pendant un moment le fonctionnement de la section spécialisée du parquet de Paris. Certains P-V n'ont pu être traités dans des délais raisonnables ", reconnaît Marie-Christine Renaud-Varin, magistrate au parquet du pôle judiciaire de santé publique de Paris.
Un travailleur vaut moins qu'un citoyen
Le taux de classement sans suite par le parquet apparaît dans notre enquête de l'ordre de 20 %, un chiffre peu élevé au regard des 70 % enregistrés pour l'ensemble des affaires, toutes infractions confondues. Cela tient au fait que le principal motif de classement sans suite est le défaut d'auteur de l'infraction, alors que celui-ci est toujours identifié en droit du travail. Moins de la moitié des procédures transmises au parquet par les agents de contrôle ont fait l'objet de poursuites devant un tribunal correctionnel. Quand un employeur est poursuivi au pénal (43 P-V dans notre échantillon), il est relaxé dans 25 % des cas. Les entreprises n'hésitent pas à faire appel à des avocats spécialisés, qui cherchent la moindre faille de procédure. Ces relaxes sont vécues comme le pire des camouflets par les agents de contrôle.
D'après notre enquête, moins du tiers des entreprises pour lesquelles les inspecteurs ont dressé un P-V ont été condamnées devant les tribunaux. Et les sanctions prononcées sont relativement légères. Le droit pénal du travail est en effet dérogatoire. Un citoyen qui en expose un autre à un risque de mort ou de blessure de nature à entraîner une infirmité encourt une peine de 15 000 euros et un an de prison pour mise en danger d'autrui. Mais lorsqu'un employeur expose un ou des travailleurs à un risque de mort ou de blessure, il encourt une amende maximale de 3 750 euros par salarié exposé, et ce, sans peine de prison, sauf en cas de récidive. " Dans l'immense majorité des cas, c'est sur la base du Code du travail que le parquet poursuit, alors qu'il pourrait décider de le faire sur le délit de mise en danger d'autrui ", remarque Sylvie Catala. Ce n'est qu'en cas d'accident du travail mortel que les parquets poursuivent parfois l'employeur sur la base du Code pénal, en invoquant l'homicide involontaire.
De plus, quand il ne s'agit pas d'un accident du travail mortel, il n'y a pas de partie civile dans la plupart des procédures. Pourtant, tout salarié blessé, tout syndicat ou association de victimes peut se constituer partie civile suite à un procès-verbal d'agent de contrôle, en demandant à ce dernier le numéro d'enregistrement de la procédure par le parquet. " Des constitutions de partie civile en plus grand nombre permettraient de faire sortir le procès pénal du travail de son invisibilité sociale ", suggère Sylvie Catala. Car en l'absence de ces parties civiles, les juges sont peu enclins à la sévérité pour condamner une infraction qui semble d'autant plus abstraite qu'aucune victime n'apporte son témoignage lors du procès.
L'impunité pour des expositions cancérogènes
Pour autant, même en cas d'accident du travail ayant entraîné une mutilation, le parquet peut classer l'affaire sans condition. C'est notamment le cas de l'un des dix procès-verbaux tirés au sort parmi les 93 de notre enquête en vue d'une analyse qualitative. Un employé d'une société spécialisée dans la maintenance de matériels frigorifiques ayant eu une phalange sectionnée, les agents de contrôle ont rédigé un P-V dans lequel ils notent deux délits en matière de santé et sécurité : absence de formation spécifique à la sécurité et absence de mesures d'organisation pour préserver la sécurité des salariés. Le parquet s'est contenté de rappeler la loi à l'employeur.
Un autre P-V classé sans suite concerne un petit laboratoire privé de recherches en biologie. L'enquête minutieuse des agents montre que le gérant de la société expose les salariés à des produits cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR) ainsi qu'à des agents biologiques potentiellement dangereux. Selon les agents, le chef d'entreprise n'a pris aucune mesure pour protéger le personnel : aucun système de captage des polluants et aucun système clos pour la manipulation des agents biologiques ne sont installés...
Dans notre échantillon de dix P-V, l'exemple d'une relaxe par le tribunal correctionnel est édifiant. Suite à un contrôle sur un chantier de désamiantage, les agents ont relevé pas moins de trois délits : défaut de protection collective contre le risque de chute de hauteur, absence de plan de retrait de l'amiante, absence de moyen de décontamination. L'employeur a pu continuer à exposer ses salariés à des risques professionnels particulièrement graves en toute impunité.
L'absence de suites connues concerne trois P-V, dont deux pour des accidents ayant entraîné des blessures graves. Dans le premier cas, un intérimaire a eu la cheville broyée entre deux rouleaux d'une machine d'imprimerie. Informés de l'accident par le commissariat de police, les agents de contrôle ont relevé sur les lieux plusieurs infractions, telles que la non-conformité des équipements et une absence de formation à la sécurité. Dans le second cas, c'est un salarié qui s'est fracturé une cheville après avoir chuté d'une échelle de plusieurs mètres posée sur de simples tréteaux. L'employeur aurait dû mettre à disposition de son salarié les moyens permettant d'assurer sa sécurité pour effectuer les travaux en hauteur qu'il lui demandait.
Avec en moyenne un P-V par an et par agent dans le domaine de la santé et de la sécurité, le taux de verbalisation de l'Inspection du travail reste très faible au regard des risques encourus par les salariés. Et, selon les organisations professionnelles, la situation risque d'empirer avec l'entrée de l'administration du travail dans l'ère de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf). En effet, afin de justifier les dépenses de l'administration, chaque agent se voit désormais fixer des objectifs chiffrés de contrôles sur la base desquels ils sont évalués par leur hiérarchie. " Compte tenu du temps et de l'investissement nécessaires à l'établissement de procédures pénales, cette politique par le chiffre risque de conduire les agents de l'Inspection du travail à verbaliser encore moins afin de pouvoir tenir les objectifs quantitatifs ", prévient Sylvie Catala. Gérald Le Corre, inspecteur du travail et membre de l'Union nationale des affaires sociales-CGT, remarque quant à lui que le risque pénal pour les entreprises en infraction est de moins en moins mis en avant dans les discours publics. Il est effectivement difficile de trouver le mot " procès-verbal " dans les dépliants de la campagne de valorisation de l'Inspection lancée en décembre dernier par le ministère du Travail.