Interdiction de la pierre artificielle : suivre l’exemple australien
Tribune | Douze spécialistes internationaux de la santé au travail alertent sur les risques liés à l’inhalation de la poussière de silice contenue dans la pierre artificielle. Ils appellent à s’inspirer de la fermeté de l’Australie, qui a interdit son usage et son importation suite à des cas de silicose chez des travailleurs manipulant ce matériau.
Travailler avec de la pierre artificielle expose les travailleurs à des concentrations importantes de silice cristalline. Face aux risques liés à l’inhalation de cette poussière minérale, l’Australie a fait le choix de bannir totalement son usage, sa fabrication et son importation sur son territoire depuis le 1er juillet 2024.
La pierre artificielle sert à fabriquer nos comptoirs de cuisine ou de salle de bains. Il s’agit d’un mélange de poudre de silice cristalline, souvent à plus de 80%, avec un liant, - habituellement des résines plastiques dures. C’est un matériau bon marché, non poreux et facile à travailler. Son usage s’étend maintenant à la voirie et aux aménagements extérieurs. La silice cristalline respirable est pourvoyeuse de silicose, une maladie pulmonaire pouvant évoluer vers des formes fatales. Elle peut également causer des cancers du poumon et certaines maladies auto-immunes sévères comme la sclérodermie ou le lupus. Il n’existe pas de seuil en dessous duquel on peut dire que le risque est nul. Le problème est donc d’ampleur, que ce soit en France ou au Canada. Des alertes quant aux risques du travail avec la pierre artificielle ont été faites dans de nombreux pays comme l’Espagne, l’Italie, le Brésil, Israël ou encore les États-Unis.
Un risque accru de silicoses aigües
En France, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) estime que 365 000 travailleurs sont exposés à la silice. Une expertise du groupe de travail sur la silice cristalline a été publiée en avril 2019. Santé Publique France a une estimation plus haute, à 975 000 travailleurs exposés. Pour le Canada, les estimations de l’Occupational Cancer Research Center (OCRC) sont de l’ordre de 382 000 travailleurs exposés. Parmi ceux-ci, figurent les travailleurs de la pierre artificielle, qui ont un risque accru de variantes les plus graves de silicoses, appelées silicoses aiguës ou accélérées.
En décidant d’interdire la pierre artificielle, l’Australie a fait une application pure et simple du premier des principes généraux de prévention : la suppression du risque.
On aurait pu s’attendre à ce qu’une telle avancée fasse consensus dans la communauté scientifique en santé au travail. Ce n’est malheureusement pas le cas. Dans un communiqué en date du 17 juin 2024, la British Occupational Hygiene Society (BOHS) déclare ne pas vouloir plaider en faveur d’une telle interdiction. « De nombreuses entreprises, particulièrement des PME-TPE, ne mettent pas en place les mesures très simples pour empêcher l’exposition massive responsable de maladies pulmonaires irréversibles (…). La [BOHS] ne plaide pas en faveur de l’interdiction de la pierre artificielle elle-même, mais souhaite attirer l’attention des travailleurs de la fabrication et de l’installation de matériaux de cuisine pour les informer qu’elles et ils encourent de hauts risques pour leur santé lorsqu’elles ou ils utilisent de la pierre artificielle, de la pierre naturelle, du bois et du stratifié. (…) Nous espérons qu’en fournissant des recommandations sur la gestion des risques et sur le respect de la législation, nous pouvons aider les entreprises à maîtriser leurs risques, tout en préservant la santé des travailleurs. »
Eviter le statu quo
La BOHS estime donc que la suppression du risque est secondaire et qu’il s’agit plutôt de gérer les risques plutôt que de les éradiquer. De manière particulièrement surprenante, cet organisme estime également que la problématique de la pierre artificielle serait spécifique, dans la mesure où les consommateurs sont impliqués. Le problème était exactement le même avec l’amiante, également présente dans de nombreux objets destinés à la consommation courante. Un quart de siècle après son interdiction, la France paie encore aujourd’hui les conséquences de la politique dite « d’usage contrôlé » qui a prévalu pendant des dizaines d’années.
Aussi, en tant que spécialistes de la santé au travail, la voie argumentée et étayée tracée par l’Australie nous paraît être l’exemple à suivre. La Californie a déjà pris le chemin de restrictions imposées à la production et à la transformation de la pierre artificielle. Si un bannissement n’irait pas sans poser des difficultés techniques, administratives et économiques, le statu quo conduirait irrémédiablement à un nombre de cas de pathologies liées à la silice évitables non évités. Plus encore, cet exemple devrait nous inviter à renforcer la prévention de toutes les autres sources d’exposition à la silice qui persistent à ce jour.
Les signataires de la tribune :
Vincent Bonneterre, professeur de médecine du travail, Université de Grenoble et Centre régional de pathologie professionnelle et environnementale Auvergne-Rhône-Alpes;
Catherine Cavalin, sociologue et chargée de recherche CNRS, Paris;
Jean-Dominique Dewitte, professeur émérite de médecine du travail, Université de Bretagne Occidentale;
Alexis Descatha, professeur de médecine du travail, CHU Angers;
Quentin Durand-Moreau, professeur adjoint de médecine du travail, Université de l’Alberta (Canada);
Sophie Fantoni, professeure de médecine du travail, Université de Lille;
Sébastien Hulo, professeur de médecine du travail, Université de Lille;
Alain Lescoat, professeur de médecine interne, IRSET, Rennes;
Alfredo Menéndez-Navarro, professeur d’histoire des sciences, Université de Grenade (Espagne);
Jean-Claude Pairon, professeur de médecine du travail, Université Paris-Est Créteil;
Christophe Paris, professeur de médecine du travail, Université de Rennes;
Louis Patry, professeur agrégé de clinique en médecine du travail, Université de Montréal (Canada).
- L'édito du BMJ Occupational and environnemental medicine : Should engineered stone products be banned ?
- American Industrial Hygiene Association : Australia’s new engineered stone ban to begin in July. January 4, 2024.
- Occupational Cancer Research Centre : Burden of occupational cancer in Canada : major workplace carcinogens and prevention of exposure. Toronto ON, 2019
- British occupational hygiene society (BOHS) : BOHS Issues Urgent Guidance to Prevent Kitchen Worktop Manufacture Disease Outbreak.
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