Les invisibles TMS des femmes
Les troubles musculo-squelettiques des femmes demeurent mal pris en charge et insuffisamment reconnus, alors qu'elles y sont davantage exposées. Le produit de préjugés et d'une inadéquation des dispositifs de prévention et de réparation.
En France, les femmes sont près de deux fois plus exposées aux troubles musculo-squelettiques (TMS) que les hommes, mais on en parle peu. Sandrine Caroly, maîtresse de conférences en ergonomie à l'université de Grenoble, s'est penchée sur la question au sein d'exploitations d'élevage bovin, en Rhône-Alpes. "Alors que, l'été, les travaux aux champs sont dévolus aux hommes, les femmes équeutent, elles, des kilos de haricots pour réaliser les provisions pour l'hiver, relate-t-elle. Ce sont des tâches moins visibles en termes de contraintes physiques, mais qui provoquent autant de TMS." Cette invisibilité des TMS féminins a été débattue lors d'un séminaire international organisé par l'Institut syndical européen (Etui) à Bruxelles, les 13 et 14 février (voir "Repère"), tant du point de vue de leur prévention que de leur reconnaissance.
Car si elles sont surexposées aux TMS, les femmes rencontrent relativement plus de difficultés à les faire reconnaître en tant que maladies professionnelles. Certes, en France, selon une étude du ministère du Travail1 , pour 1 million d'heures salariées en 2012, 2 TMS ont été reconnus pour les femmes, contre 1,2 pour les hommes. Mais ailleurs, la situation peut être différente. Ainsi, en Italie, les TMS sont davantage reconnus pour les hommes que pour les femmes, sauf le syndrome du canal carpien, pour lequel on n'observe pas de différence significative. Pourtant, ce syndrome est au moins deux fois plus fréquent chez les femmes, selon Silvana Salerno, médecin du travail au sein de l'Agence nationale des nouvelles technologies, de l'énergie et du développement durable (Enea) italienne. "Les femmes sont particulièrement touchées car elles réalisent des travaux monotones et répétitifs", précise-t-elle.
Des troubles "naturels"
Comment expliquer cette moindre reconnaissance ? Pendant longtemps, "les maux du canal carpien ont été attribués à la ménopause, voire même à la pré- ou à la postménopause, rappelle Laurent Vogel, de l'unité de recherche Santé et sécurité, conditions de travail de l'Etui. A présent, ce n'est plus le cas pour cette pathologie, mais ça l'est pour celles qui émergent". Comme les lombalgies, qui touchent bon nombre d'infirmières.
Outre les différences physiologiques, la répartition des tâches domestiques et la double journée de travail des femmes sont mises en avant par les employeurs pour dédouaner la sphère professionnelle. "Les ouvrières subissent une double peine, car elles ont un travail davantage physique que les cadres et n'ont pas les moyens de se payer une femme de ménage pour reposer leurs membres à la maison", observe Natacha Fouquet, épidémiologiste spécialisée dans les TMS à l'université d'Angers. Mais cela ne saurait éclipser les risques liés au travail. "Cette objection patronale d'une multicausalité, qui ramène à la vie privée et familiale, participe à la fabrication d'un doute permanent, dénonce Laurent Vogel. Concernant les hommes, je n'ai jamais entendu le contre-argument des hormones ou du travail domestique."
Ces préjugés sont parfois présents au sein du corps médical. "Les médecins estiment encore souvent que ce sont des maladies classiques et non professionnelles", regrette Isabel Ferreira, chercheuse à l'université de Porto, au Portugal. Moins bien suivies par la médecine du travail, les femmes finissent par intérioriser ces préjugés. Quand la précarité de leur situation sociale ne les dissuade pas de déclarer leurs pathologies... "Les femmes qui occupent un emploi précaire effectuent moins de déclarations de maladie professionnelle, de peur de perdre leur travail", constate Isabel Ferreira.
Par ailleurs, le contenu des tableaux de maladies professionnelles n'est pas neutre. "Le problème provient surtout des conditions limitatives pour y avoir accès, qui sont inégalitaires vis-à-vis des femmes, car elles prennent surtout en compte l'activité masculine", dénonce Laurent Vogel.
Des écueils similaires sont à signaler du côté de la prévention. Tout d'abord au niveau des outils et de l'espace de travail. Ceux-ci devraient être conçus pour éviter les contraintes posturales. Une réflexion souvent absente quand il s'agit de métiers féminins, à l'image de ces systèmes de transfusion sanguine dans les hôpitaux utilisés par des infirmières et dont les multiples clips exigent de se baisser et de forcer sur l'outil à plusieurs reprises dans la journée. Les espaces, outils et équipements sont souvent conçus par et pour des hommes. Résultat, "la taille des comptoirs de bar, des échelles et même des claviers d'ordinateur, non adaptée à celle des femmes, sursollicite leurs membres", illustre Karen Messing, spécialiste canadienne des questions de santé des femmes au travail.
Angle mort
Certains dispositifs de prévention peuvent pâtir des mêmes partis pris, comme le compte pénibilité en France. "Le seuil choisi pour la manutention manuelle prévoit un poids cumulé sur toute la journée de 7 500 kilos, indique Florence Chappert, responsable du projet "Genre, santé et conditions de travail" à l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact). Les femmes qui soulèvent en supermarché une charge de 9 kilos - ce qui correspond au poids d'un pack d'eau - toutes les minutes sur 7 heures de travail sont exclues du dispositif."
Entre 2001 et 2014, les maladies professionnelles en France, des TMS à plus de 80 %, ont progressé deux fois plus vite pour les femmes que pour les hommes. Cette donnée, issue d'une étude réalisée par l'Anact (voir "A lire"), montre bien que la prévention n'est pas adaptée aux situations de travail des femmes. Une faille qui s'explique par la carence de recherches sous le prisme du genre dans le domaine. Un angle mort que tente de combler l'Etui en rassemblant régulièrement universitaires et acteurs de la prévention. La faible présence de femmes dans les instances représentatives du personnel joue également un rôle. Selon Paula Sobral, du syndicat portugais CGTP-IN, "au Portugal, les représentantes syndicales occupent seulement 20 % des postes dans les comités de prévention [équivalents des CHSCT, NDLR]. Nous devons promouvoir leur élection."
En tout cas, les politiques de prévention mériteraient d'être davantage pensées en distinguant les deux sexes. "Quand les messages sont généraux, à destination des hommes comme des femmes, on ne touche personne directement. Il faut partir de situations concrètes", juge Sandrine Caroly. Celle-ci a ainsi collaboré en 2014 à une étude de cas, en partenariat avec la Mutualité sociale agricole, qui a abouti à la mise en place de formations à destination des agricultrices, animées par une conseillère prévention et une éleveuse bovine. Avec un programme en trois temps : sensibilisation aux TMS, observation par chacune de sa manière de travailler avec une méthodologie précise et échanges d'expériences sur les mesures de prévention.
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"L'exposition des salariés aux maladies professionnelles en 2012", Dares Résultats, 22 décembre 2016.
Photographie statistique des accidents de travail, des accidents de trajet et des maladies professionnelles en France selon le sexe entre 2001 et 2014, par Florence Chappert et Patricia Therry, Anact, mars 2016. Disponible sur www.anact.fr