Jean-Paul Teissonnière et Sylvie Topaloff : un tandem pour défendre les victimes du travail
Amiante, AZF, France Télécom… Les affaires-fleuves n’effraient pas ces avocats au long cours, qui, depuis un quart de siècle, plaident la cause des victimes du travail. Parcours militant d’un duo aussi contrasté qu’inventif.
Le trac est toujours là. Avant chaque plaidoirie. Tous deux ont pourtant accumulé les procès emblématiques depuis leur prestation de serment, mais leur longue et dense expérience n’y change rien. « Epouvantable, la peur d’oublier quelque chose, la peur du trou », confie Sylvie Topaloff. « C’est exaltant, comme le couronnement du travail, mais à chaque fois on joue sa peau », enchaîne Jean-Paul Teissonnière. Le 4 juillet dernier, à quelques heures de leur plaidoirie dans le procès de France Télécom, où ils représentaient le syndicat SUD PTT, il a égaré son cartable contenant le précieux texte. Blême, il reste tétanisé, « avec l’impression d’être mort », tandis qu’elle, désespérée, met à sac le Palais de Justice. Jusqu’à ce qu’un gendarme leur rapporte le précieux porte-documents ! Et qu’ils puissent plaider, portés par le public, dans ce procès hors normes, où pour la première fois en France une grande entreprise, son ancien PDG, l’ex-numéro 2 et l’ex-DRH répondaient sur le plan pénal du chef de harcèlement moral institutionnel.
Une méthode, un esprit
Même quand ils plaident ensemble, chacun travaille de son côté pour préparer l’audience. Elle répète à haute voix des dizaines de fois, lui ne cesse d’écrire et réécrire en silence. « La répartition se fait naturellement, dit-elle, on aime bien surprendre, épater l’autre ! » Elle est vive et prolixe, lui modeste et réservé. Leur complicité s’est forgée au cours des vingt-cinq années de combat judiciaire pour la défense et l’indemnisation des victimes de l’amiante. Un dossier-fleuve, creuset de la méthode et de l’esprit de leur cabinet : ils ne travaillent qu’avec des collectifs – syndicats ou associations –, au service de victimes du travail, et en collaboration avec des inspecteurs et médecins du travail ou des experts tels que des toxicologues.
Leurs routes se croisent en 1995, à l’occasion d’un chantier de désamiantage sur le campus de Jussieu, à Paris : lui défend des militants de la CGT, elle des travailleurs maliens. Fille d’un réfugié bulgare, Sylvie Topaloff a « vraiment voulu être avocate » : « C’était une bonne façon de s’engager dans la vie sociale et politique. » Elle ouvre son cabinet à Paris, se spécialise dans le droit des femmes et des étrangers, défend les réfugiés politiques, représente aussi la CFDT. « J’étais toute jeune, mais la robe me donnait des ailes car personne ne pouvait m’enlever la parole au tribunal ! »
Pour sa part, Jean-Paul Teissonnière, fils d’ouvriers originaire de Perpignan (Pyrénées-Orientales), étudie le droit « par défaut ». Il se consacre d’abord au droit prud’homal et au droit collectif. A Bobigny (Seine-Saint-Denis), il devient le plus jeune bâtonnier de France. Mais c’est lorsqu’il rencontre Paul Prompt, « avocat extraordinairement pugnace, ancien résistant », et travaille avec lui sur de gros dossiers de droit social – comme Creusot-Loire – ou pénal – comme l’affaire Grégory – qu’il prend la mesure de son métier et commence à l’apprécier. « A ses côtés, j’ai compris qu’on pouvait faire des choses importantes », déclare celui qui devient dans les années 1980 l’avocat de la CGT. Prompt et lui entretiennent alors le même rapport distant avec le PC, où ils sont encartés.
Un gigantesque crime industriel
En 1989, après la chute du mur de Berlin et tandis que Gorbatchev précipite la fin du système soviétique avec la Perestroïka, Jean-Paul Teissonnière multiplie les voyages professionnels à Moscou : avocat de la Douma, il est aussi l’expert européen pour la création de systèmes de protection sociale dans les pays de l’ex-URSS. L’aventure de « Tintin avocat au pays des Soviets » s’achève en 1995 quand il réalise que la mafia a pris le contrôle de tous les secteurs d’activité.
Rentré à Bobigny, il devient notamment l’avocat du comité d’entreprise d’Eternit, fabricant de matériaux de construction, et fait condamner l’entreprise qui a falsifié les fiches d’exposition à l’amiante. C’est à ce titre qu’il rencontre tous les protagonistes de la future Association nationale de défense des victimes de l’amiante (Andeva), dont Henri Pézerat, physico-chimiste au CNRS qui se bat pour faire interdire le minéral cancérogène en France. Avec Sylvie Topaloff, qu’il appelle en renfort, il découvre tout à la fois un gigantesque crime industriel et l’invisibilité des victimes. « Un journal venait de titrer, à partir d’une étude scientifique, sur les 100 000 morts à venir de l’amiante, se souvient l’avocat. Mais dans les registres de la Sécurité sociale que nous avons alors consultés, il n’y avait aucune trace de ces malades ! »
Devant quelle juridiction attaquer ?
A l’époque, l’indemnisation des victimes est misérable. Mais quelle stratégie adopter, devant quelle juridiction entamer le combat pour faire reconnaître leurs préjudices ? Intervient alors Michel Ledoux, avocat de la Fédération nationale des accidentés du travail et des handicapés (Fnath). L’objectif qu’ils se fixent est double : faire condamner les industriels pour faute inexcusable et obtenir une indemnisation pour les victimes du même montant que celle obtenue dans l’affaire du sang contaminé. Les obstacles juridiques sont légion : la prescription d’abord, mais aussi le fait que la faute inexcusable est alors tellement corsetée par la jurisprudence de 1941 que la rigueur de sa définition aboutit à un nombre insignifiant de condamnations.
« Une audace folle ! »
Jean-Paul Teissonnière préconise « une stratégie d’envahissement des tribunaux des affaires de Sécurité sociale ». Avec des centaines de dossiers déposés dans chacun d’eux, il invente le contentieux de masse. « Il est d’une audace folle ! lance Sylvie Topaloff. Il fourbit les armes juridiques, et moi je tire. » Dans les tribunaux, elle émeut aux larmes magistrats et greffiers en décrivant les vies broyées par l’amiante, tandis qu’il démontre la responsabilité des industriels et invoque la loi sur les poussières dans l’industrie de 1893.
Au fil des procès, ils perdent souvent, frôlent la faillite. Mais en 2002, année de la création de leur cabinet commun, la Cour de cassation leur donne raison. Elle confirme la faute inexcusable de l’employeur, en donne une nouvelle définition, plus favorable aux victimes, et surtout énonce que l’employeur est redevable envers son salarié d’une obligation de sécurité de résultat. Une révolution dans le monde du travail !
Quelques années plus tard, nouvelle « innovation » juridique du duo Teissonnière-Topaloff : pour compenser les faibles retraites d’ouvriers qui ont été exposés à l’amiante, ils invoquent le préjudice d’anxiété, provoqué par l’inquiétude permanente de développer une maladie mortelle, et réclament une indemnisation adéquate. Leur cabinet, auquel se sont joints plusieurs associés, compte aujourd’hui une cinquantaine de collaborateurs à Paris et Marseille. Les deux avocats continuent à réinvestir une part de leurs honoraires dans de nouveaux contentieux afin de « pouvoir porter un dossier durant vingt ans, même sans gagner un centime », comme ils l’ont fait par exemple pour les victimes des essais nucléaires en Polynésie ou celles de l’explosion d’AZF à Toulouse.
Le grand procès du management
En 2019, ils se sont consacrés durant deux mois et demi, de mai à juillet, au procès France Télécom. « Lorsqu’on a reçu les délégués SUD en 2009, on a aussitôt compris que tous les salariés avaient été sous pression, pas seulement les dix-neuf qui s’étaient suicidés depuis 2007, relate Sylvie Topaloff. Alors on a imaginé un grand procès de cette forme moderne de management, pathogène et délétère. » Une forme ayant provoqué « un immense accident du travail organisé par l’employeur », a résumé Jean-Paul Teissonnière devant le tribunal.