© NATHANAËL MERGUI / MUTUALITÉ FRANÇAISE
© NATHANAËL MERGUI / MUTUALITÉ FRANÇAISE

Jean-Robert Viallet, cinéaste des abîmes de l'entreprise

par Nathalie Quéruel / juillet 2010

Il s'est immergé dans le monde de l'entreprise pour explorer " les méthodes de management qui ont des conséquences dévastatrices sur le travail ". Gros plan sur le cinéaste Jean-Robert Viallet, lauréat 2010 du prix Albert Londres pour La mise à mort du travail

Plonger sa caméra dans le monde du travail lui a valu de recevoir, le 3 mai dernier, le prix audiovisuel Albert Londres1 . Une reconnaissance qui prend un sens particulier pour Jean-Robert Viallet, à peine 40 ans, auteur de la série documentaire La mise à mort du travail, diffusée sur France 3 en octobre 2009. " C'est mon premier diplôme ! ", s'amuse ce réalisateur autodidacte, qui a lâché ses études en cours de terminale. Des mois après la fin de cette aventure qui a duré plus de deux ans, Jean-Robert Viallet parle encore avec passion de ce triptyque aux titres sans ambiguïté : Destruction, qui dresse un état des lieux de la souffrance au travail, Aliénation et Dépossession, qui montrent les rouages du management moderne et du capitalisme financier dans deux entreprises banales mais mondialisées, Carglass et Fenwick. " J'ai toujours pensé que le travail était central dans nos vies, affirme-t-il. Et le pari était un peu fou : une immersion dans le monde de l'entreprise, qui est le plus fermé qui soit ! "

En quête d'un auteur

Cette idée audacieuse, on la doit au producteur Christophe Nick, qui scrute depuis longtemps les zones de fracture de la société française, notamment avec ses Chroniques de la violence ordinaire, une collection de quatre films : " Pour comprendre la violence, il me semblait indispensable de s'intéresser à la souffrance au travail et d'aller voir au plus près ce qui se passe dans les entreprises. " En 2006, le producteur se met en quête d'un auteur. Il connaît un peu Jean-Robert Viallet, dont deux documentaires coréalisés aux Etats-Unis avec Mathieu Verboud ont été primés dans des festivals : Les enfants perdus de Tranquility Bay, enquête sur les maisons de redressement privées pour enfants indisciplinés, et Une femme à abattre, sorte de thriller politique sur une traductrice du FBI qui subit pressions et menaces pour ne pas divulguer des informations confidentielles qui lui sont passées entre les mains. Pas grand-chose à voir avec la France et les entreprises... " Je lui ai proposé ce projet, car non seulement il filme remarquablement, mais il a aussi une vraie réflexion sur son époque ", explique Christophe Nick.

D'une certaine façon, l'univers de l'entreprise n'était pas totalement étranger à Jean-Robert Viallet, dont l'enfance s'est déroulée à Versailles, à l'ombre d'un père ingénieur des Mines, patron d'une société de conseil en formation, et d'une mère céramiste. La fibre artistique prend le dessus. A 20 ans, après avoir voyagé deux ans en Afrique, il découvre sa vocation. Cela se passe au Festival du réel, à Beaubourg : il voit 35 documentaires dans la semaine... " Devenir documentariste rejoignait ma passion de jeunesse pour l'ethnologie, que j'ai découverte avec les écrivains voyageurs, Joseph Kessel, Jack London, Robert Louis Stevenson, l'explorateur Charles Marie de La Condamine, puis plus tard avec Claude Lévi-Strauss et Jean Rouch. " Sa trajectoire passe alors par des petits boulots - porteur de cafés, stagiaire, régisseur sur des courts-métrages ou téléfilms. Jean-Robert Viallet apprend sur le tas, devient second assistant, chef opérateur. Il en vient à travailler aux côtés de grands cinéastes comme Tony Gatlif ou Lars von Trier, notamment sur le tournage de Dancer in the dark. Et, comme il faut bien vivre, il réalise des films d'entreprise : " C'est ainsi que j'ai vu les débuts des méthodes de lean management dans les usines de Valeo et découvert les séminaires de team building. "

Dans sa vie de réalisateur, La mise à mort du travail est un tournant. Christophe Nick lui donne carte blanche, la seule contrainte étant l'unité de lieu, en l'occurrence le quartier de La Défense. " Je me suis lancé avec l'idée de filmer le travail, parce que les corps, les gestes, c'est cinématographique... On a dans la tête Les temps modernes de Chaplin, raconte Jean-Robert Viallet. Or, dans les entreprises qui avaient accepté de nous ouvrir leurs portes au départ, principalement des sociétés de services, ce n'était pas du tout cela ! Pendant des mois, j'ai eu l'impression de filmer de l'abstrait, des réunions de cadres ou de consultants, des salariés au téléphone, etc. Je ne voyais pas le sens de ce que j'observais. Je vivais bien plus que l'angoisse de la page blanche, cela ressemblait davantage à l'abîme ! Puis j'ai été happé par ce dont j'étais témoin, l'inacceptable pouvoir totalitaire des actionnaires sur les travailleurs et les méthodes de management qui ont des conséquences dévastatrices sur le travail. "

Lire pour comprendre

Un point de vue qui naît de façon empirique au bout d'un an de tournage, période pendant laquelle le réalisateur lit beaucoup. Il ressort Marx de sa bibliothèque, se nourrit des ouvrages de spécialistes de la psychologie du travail tels que Christophe Dejours et Yves Clot, mais aussi des écrits de la sociologue Danièle Linhart, du philosophe André Gorz, de l'inspecteur du travail Gérard Filoche... " Ces lectures, notamment les ouvrages des chercheurs, m'ont permis de prendre de la distance, de mieux capter les situations et de bien filmer le second degré. " Et, selon Christophe Nick, là se situe la grande force de Jean-Robert Viallet : " Il ne réalise pas seulement un documentaire. Sa rigueur est de vouloir tout comprendre. Il ne s'est pas découragé, il s'est confronté aux analyses de la sociologue Marie-Anne Dujarier, qui a accepté de collaborer au projet et visionnait les rushes. Au fil du temps, nous avons vu qu'il y avait une oeuvre qui émergeait de tout cela. " Le jury du prix Albert Londres ne s'y est pas trompé qui, fait rare, a élu le cinéaste dès le premier tour.

Aujourd'hui, La mise à mort du travail mène toujours une vie active. Les suicides chez France Télécom et la crise financière lui ont donné une certaine résonance. Les projections-débats s'enchaînent, y compris dans des lieux inattendus comme Polytechnique ou la grande école de commerce ESCP Europe, où cette critique du néolibéralisme produit un " effet de sidération " sur les managers en herbe : " Je n'ai pas fait un manifeste militant, mais un film politique, défend Jean-Robert Viallet. Mon regard subjectif d'auteur s'appuie sur des éléments objectifs, des chiffres, du réel. Je pense que son contenu rigoureux fait que le film est difficile à déboulonner et qu'il peut être entendu par tout le monde. " Ce n'est pas l'avis de Carglass, qui avait autorisé le réalisateur à filmer et interviewer des salariés pendant plusieurs mois : l'entreprise a attaqué en justice Jean-Robert Viallet, le producteur et France 3 pour diffamation.

Après avoir signé Le temps de cerveau disponible2 , analyse " freudienne et économique de la télé-réalité ", le réalisateur cherche des projets, explore des idées. Son expérience dans les abysses de l'entreprise lui donne envie de creuser les questions macroéconomiques. Pour l'heure, confie-t-il sans vouloir en dévoiler davantage, " je prépare quelque chose qui va me demander un an et demi à deux ans ". Avec toujours le même esprit : aller voir, rapporter des éléments, travailler la matière à la manière patiente d'un artisan...

  • 1

    Le prix Albert Londres est décerné chaque année au " meilleur grand reporter de la presse écrite " et, depuis 1985, au " meilleur grand reporter de l'audiovisuel ".

  • 2

    Documentaire diffusé en mars sur France 2.