« L’absurdité organisationnelle peut entraîner usure mentale et état dépressif »
La multiplication des procédures, sans questionnement de leur utilité, et des strates de pyramide hiérarchique provoque un ennui et un sentiment d'inutilité chez les travailleurs. Cette perte de sens génère de la souffrance au travail, observe Thomas Simon, enseignant-chercheur spécialiste des ressources humaines.
Vous décrivez l’absurdité organisationnelle dans l’article académique que vous avez co-écrit, Le mal du siècle. Du désenchantement de la jeunesse romantique au désarroi des jeunes diplômés d’aujourd’hui. De quoi s’agit-il ?
Thomas Simon : D’un côté, les organisations du travail se présentent comme des structures rationnelles pilotées pour aboutir à un objectif final, la performance. De l’autre, les individus qui les gèrent en haut de la hiérarchie, que ce soit le directeur général ou les membres du comité stratégique, prennent des décisions pas forcément rationnelles. L’absurdité organisationnelle diffère du concept de « bullshit jobs » ou de « jobs à la con », théorisé en 2013 par David Graeber et renvoyant à cette inflation d’emplois inutiles et sans intérêt. Là, ce n’est pas le travail en lui-même qui est sans valeur et pourrait très bien disparaître sans que cela change quoi que ce soit à nos existences. Le problème se trouve dans l’organisation, dans la façon dont elle est pilotée. Les process sont parfois datés, ne sont pas remis en question, ce qui a pour conséquence de rouiller la mécanique bureaucratique. On se retrouve avec un amoncellement de strates et de réunions à une périodicité fixe, qui provoque un ennui des travailleurs : ils ont l’impression que les mêmes éléments y sont répétés, qu’ils seraient beaucoup plus efficaces ailleurs.
Quels sont les secteurs d’activité les plus touchés ?
T. S. : Essentiellement le tertiaire marchand. Ceux qui occupent des métiers d'auditeur, de consultant ou de financier se retrouvent en décalage avec les aspirations de la société, sans but ultime clair et identifié. Les procédures sont de plus en plus importantes dans ces secteurs, notamment bancaires, parfois pour le bien commun, par exemple pour éviter les crises financières, parfois au détriment du bien-être au travail. On ajoute aussi des strates dans la pyramide hiérarchique pour combler le vide et justifier les postes. Cela crée une sorte de mille-feuille qui s’auto-alimente : c’est un jeu de dupes auto-entretenu car chacun a besoin de légitimer son poste. On retrouve cette pieuvre bureaucratique dans le secteur public, mais le contenu du travail est différent. La mission de service public permet de trouver du sens au travail, d’être en phase avec une vision du bien commun, il ne s’agit plus seulement d’alimenter les bénéfices d’une grande entreprise. Le désordre organisationnel se développe surtout dans les grands groupes qui peuvent se permettre d’avoir des stratifications dans tous les sens, ce n’est pas le cas dans des petites structures comme les start-up. Ces grandes entreprises se font souvent auditer : il en ressort parfois que l’empilement de strates et de process va à l’encontre du bon sens et de la performance. Mais même si un changement en profondeur s’avère nécessaire, il est bien souvent remis à plus tard en raison d'un manque d’agilité et de flexibilité de la machine bureaucratique.
Quelles sont les conséquences de l’absurdité organisationnelle sur le travail et la santé au travail ?
T. S. : La plus importante est le brown-out, le manque d’énergie au travail lié à une perte de sens dans l’activité, à distinguer du bore-out, le syndrome d'épuisement professionnel par l'ennui. Ce dernier terme implique une mise au placard pour pousser à la démission, un sentiment d’inutilité et un manque de sollicitation. Le brown-out se caractérise quant à lui par l’impression de ne pas être à sa place, de produire quelque chose qui n’est pas concret. Cela mène au quiet quitting ou démission silencieuse : la personne accomplit son travail mais en effectuant le minimum. On est dépité par ce que l’on fait mais on continue, pour payer les factures. L’absurdité organisationnelle peut entraîner une usure mentale et déboucher sur des états dépressifs. En effet, nous nous définissons toujours par le travail dans notre société, et si la façon de l’accomplir n’a plus de sens, une partie de notre identité s’érode. En réponse, certaines entreprises développent des postes de chief happiness officer, responsable du bonheur au travail, mais c’est un pansement sur une jambe de bois. Les activités de renforcement de la cohésion d’équipe sont du même ordre : on essaie de masquer les problèmes structurels par le biais d’un événement qui reste un épiphénomène. Au retour au bureau, l’absurdité organisationnelle est toujours là. Il semble essentiel de repenser les modèles organisationnels, en particulier à l’aune des espérances que nourrissent les jeunes diplômés, afin de parvenir à un consensus d’autant plus intéressant qu’il sera teinté de nouveaux élans et de nouvelles aspirations.
L’absurdité organisationnelle pèse-t-elle en particulier sur les jeunes, la population analysée dans votre étude ?
T. S. : Cela concerne toutes les générations, mais les plus âgés arrivent à se résigner en se disant qu’ils n’ont plus beaucoup d’années à accomplir avant la retraite. On parle de crise de la quarantaine : les quadragénaires ressentent aussi beaucoup l’absurdité organisationnelle. Ils sont à mi-chemin dans leur vie au travail. Ils se disent qu’il est un peu tard pour faire naître un mouvement de bascule et changer de poste ou de carrière. Et en même temps, ils ont conscience qu’il leur reste la moitié de leur parcours professionnel à vivre et qu’ils ne sont pas éternels, ce qui peut pousser à une prise de conscience. L’objet de notre étude porte sur les plus jeunes : ils débordent d’initiatives, d’envies et d’énergie. Ces jeunes subissent une désillusion en entrant dans la vie professionnelle et se demandent ce qu’ils font là. Pour pallier ce désenchantement, il apparaît nécessaire de leur accorder davantage de place et d’autonomie. C’est une question RH dont les entreprises doivent se saisir.
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