L'Anact, une fabrique des conditions de travail

par Anne-Sophie Bruno historienne (Centre d'études de l'emploi, université Paris 13), Sylvie Célérier sociologue (Centre d'études de l'emploi, université Lille 1) Nicolas Hatzfeld historien (université d'Evry-Val-d'Essonne) / avril 2015

Pourquoi et comment l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail, créée en 1973, s'est-elle au fil du temps emparée de certains thèmes ? Réponse au travers de trois dossiers : les TMS, les risques psychosociaux et la gestion des âges.

L'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact) a fêté, à la fin 2013, ses quarante ans d'existence. L'occasion a permis de revenir sur la façon dont l'institution s'est acquittée, au fil de ces années, de sa mission fondatrice : "Contribuer au développement et à l'encouragement de recherches et d'expériences ou réalisations en matière d'amélioration des conditions de travail." En quatre décennies, bien des dossiers ont été ouverts qui ont tendu à redessiner le périmètre reconnu des conditions de travail. Suivons trois d'entre eux, emblématiques des questions qui ont successivement porté la réflexion sur les conditions de travail dans notre pays et révélateurs du concours qu'y a apporté l'Agence. Deux relèvent du champ de la santé au travail, qui fut particulièrement saillant au cours des trente dernières années : les troubles musculo-squelettiques (TMS) et les risques psychosociaux (RPS). Le troisième, plus récent, concerne la gestion des populations, centrée sur celle des âges (GDA).

La marque du tripartisme

L'apparition d'un thème dans le calendrier des activités de l'Anact le consacre comme dimension légitime des conditions de travail. Mais quelle part prend l'institution dans cette émergence ? Tout dépend de la question abordée et de ses enjeux pour les partenaires sociaux qui président, avec l'Etat, aux destinées de l'Agence. Celle-ci est, de fait, profondément marquée par le tripartisme et chacun s'accorde sur la nécessité d'une concertation entre positions patronales, salariales et étatiques, seul gage d'une amélioration durable des conditions de travail. L'examen de nos trois dossiers témoigne aussi du rôle croissant de l'Etat dans la définition des priorités, via la tutelle du ministère du Travail. Ce renforcement est favorisé par le ciblage des actions publiques dans le cadre du contrôle des dépenses et par la relance des négociations collectives, qui suscite des besoins d'expertise, adressés à l'Anact.

Une activité en trois temps

Depuis sa création en 1973, l'activité de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact) a été par deux fois significativement infléchie. Jusqu'au début des années 1980, l'Agence s'emploie à rassembler, analyser et synthétiser les connaissances scientifiques et pratiques disponibles sur les conditions de travail. Elle coordonne également des initiatives telles que la mise en place de groupes de parole destinés à accompagner les changements technologiques.

En 1982, l'arrivée de Pierre-Louis Rémy à la direction - fonction qu'il occupera jusqu'en 1991 - marque une rupture, l'Anact s'attachant alors à développer les interventions en entreprise pour des diagnostics courts. Les thématiques troubles musculo-squelettiques (TMS), stress, puis risques psychosociaux (RPS) stimulent cette part opérationnelle de l'activité, tandis qu'un réseau se constitue (voir "Repères").

Enfin, au début des années 2000, l'activité se voit peu à peu réorientée vers le soutien au dialogue social et la mise en oeuvre des accords nationaux interprofessionnels. L'attention que l'Anact porte aujourd'hui à la "qualité de la vie au travail" en donne un exemple. Les interventions en entreprise tendent à se réduire pour se concentrer sur les plus stratégiques, alors que les demandes des entreprises restent nombreuses, notamment sur les RPS.

C'est sur les TMS que porte la plus large initiative de l'Agence, et ce, avec une remarquable précocité. L'alerte vient des chargés de mission, qui repèrent lors de leurs interventions en entreprise que "quelque chose se passe". L'explosion du nombre de pathologies périarticulaires dans différentes industries confirme leur intuition et la nécessité de mieux comprendre le phénomène.

Les interventions de terrain ont joué le même rôle pour les effets du travail sur la santé mentale, relevés dès les années 1990 pour les cadres, en termes de stress. Mais les partenaires sociaux ne s'accordent pas sur l'opportunité pour l'Anact d'approfondir le sujet. Le Medef reste réticent jusqu'à la mise en oeuvre de l'accord européen sur le stress en 2008, qui réintroduit le thème dans les priorités de l'Agence. Celle-ci peut dès lors répondre aux très nombreuses demandes d'intervention et accumule à cette occasion une large expérience, ultérieurement convertie en une méthode d'intervention spécifique.

L'émergence de la question de la gestion des âges tranche avec ces dynamiques. L'initiative vient essentiellement du ministère, motivée par la réforme des retraites de 2003. La GDA prend en effet un caractère stratégique et les besoins de la négociation collective en font une priorité du contrat de progrès de 2004-2008 que l'Agence signe avec sa tutelle.

Une réactivité remarquable

Les thématiques que l'Anact prend en charge, et qui "font" les conditions de travail, se forment donc au point de confluence entre "terrains" explorés au quotidien par les chargés de mission et priorités politiques défendues par les partenaires sociaux et, au fil du temps, plutôt par l'Etat. Les conditions de travail naissent ainsi au coeur d'enjeux complexes dont l'Agence forme la scène, scène qu'elle renouvelle constamment sans la maîtriser tout à fait.

Une fois la nouvelle thématique fixée, l'Agence s'en saisit toujours avec une étonnante réactivité. Elle n'est cependant jamais démunie, dans la mesure où elle accepte, à côté de ses axes prioritaires, des investigations laissées à l'initiative des chargés de mission. Elle dispose ainsi d'un vivier de connaissances ou de projets expérimentaux, dont certains alimenteront les thématiques du lendemain.

La suite - l'expérimentation, la capitalisation et le transfert des analyses - constitue l'essentiel de l'action de l'Anact. Tout dépend de l'état des connaissances et des acteurs présents au moment où le thème s'intègre à son programme.

Repères

Le réseau Anact-Aract se compose de :

  • l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact), établissement public à caractère administratif placé sous la tutelle du ministère du Travail ;
  • 26 associations régionales (Aract), structures de droit privé administrées paritairement et financées par l'Etat (Anact et directions régionales des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l'Emploi) et les régions.

La précocité de l'Agence sur les problèmes de TMS lui fait jouer un rôle majeur dans la production des connaissances et la structuration des intervenants, notamment des cabinets-conseils qui diffusent ses "bonnes pratiques". Le contexte de prise en charge officielle des RPS est tout autre, de nombreux acteurs s'étant déjà saisis du sujet. L'Agence centre alors son action sur les procédures d'intervention en entreprise, sur la base d'une concertation employeur-représentants des salariés. Le traitement de la GDA, d'origine extérieure aux interventions de terrain, favorise la coopération avec les chercheurs qui ont investi les situations de catégories de salariés spécifiques. Les carrières des seniors, liées à la question des carrières longues, au coeur des négociations collectives, sont privilégiées.

Une identité changeante

Que conclure de ce rapide tour d'horizon ? Principalement que l'histoire de l'Anact oblige à sortir du périmètre strict de l'institution pour considérer les contextes où elle s'enracine, différents au fil du temps, selon les dossiers et les étapes de leur traitement. C'est à ses frontières que se forme et se déforme son identité changeante, source d'interrogations récurrentes pour son personnel. Mais cet aspect mouvant est aussi la clé de sa remarquable adaptabilité et un ressort de sa longévité. C'est aussi la trace du caractère éminemment politique de ce qui entre dans la catégorie des conditions de travail, dont l'Anact est en quelque sorte la gardienne.

En savoir plus
  • "Une fabrique française de transformation des conditions de travail. L'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact)", par Anne-Sophie Bruno, Sylvie Célérier et Nicolas Hatzfeld, Document de travail n° 175, novembre 2014. Téléchargeable sur www.cee-recherche.fr

  • Histoire de l'Anact. Vingt ans au service de l'amélioration des conditions de travail, par René Chilin, Aimée Moutet et Martine Muller, Syros, 1994.