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L’Anact aux prises avec des enjeux politiques

par Joëlle Maraschin et François Desriaux / 16 juillet 2024

A l’occasion des 50 ans de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact), Santé & Travail a organisé un débat avec celles et ceux qui ont œuvré pour porter ses missions. Tous considèrent que l’agence devrait retrouver ses ambitions pour aider les entreprises sur la qualité du travail.

Age de la sagesse, de tous les possibles, ou à contrario âge du renoncement ? Le cinquantième anniversaire de l’Anact, et de son réseau à travers ses agences régionales, est le moment de s’interroger sur son rôle en matière de santé au travail. Si l’agence a défendu au fil des années des enjeux forts, notamment l’organisation du travail comme déterminant majeur de la santé des salariés mais aussi de la performance des entreprises, la qualité de vie et des conditions de travail (QVCT) ou encore la nécessité d’une prévention pensée avec les travailleurs, a-t-elle réussi à installer durablement des pratiques vertueuses ? 

Le paritarisme au cœur des actions 

« Le savoir-faire de l’Anact est d’avoir réussi à organiser un dialogue entre les organisations syndicales, patronales et les entreprises, notamment sur les risques psychosociaux, les troubles musculosquelettiques ou encore les populations au travail », souligne Jean-Baptiste Obeniche, qui a dirigé l’Anact pendant 5 ans avant de rejoindre en 2012 une grande entreprise publique. Ce dialogue, étayé par les interventions en entreprise des chargés de mission de l’Anact et des agences régionales Aract, a notamment permis de passer des concepts à la prévention des risques mais aussi à la reconnaissance des maladies professionnelles comme les troubles musculosquelettiques (TMS). « L’Anact a été en capacité de réaliser des diagnostics généralistes et thématiques sur les conditions de travail afin de promouvoir ce dialogue entre partenaires sociaux et favoriser des évolutions du contenu du travail et de son organisation », ajoute François Guérin, directeur scientifique et directeur général adjoint de l’agence de 1993 à 2006. Cet ancien enseignant-chercheur en ergonomie déplore cependant une « perte d’expertise » de l’agence en raison « de liens en partie distendus avec les organismes de recherche ». Fabrice Bourgois, chargé de mission à l’Anact à la fin des années 90 puis ergonome consultant, regrette quant à lui l’arrêt des productions scientifiques de l’établissement. « Elles nous obligeaient à des confrontations parfois difficiles mais toujours fructueuses et utiles avec les sciences sociales et médicales, pointe-t-il. Ces scientifiques partenaires donnaient l’impression qu’ils confiaient à l’Anact le soin d’investiguer des choses qu’ils n’avaient pas forcément les moyens de développer au sein de leur institution. » Fabrice Bourgeois reconnait en revanche que la participation des salariés aux actions d’amélioration des conditions de travail est toujours une exigence constante de l’agence. Un élément déterminant qui a contribué au déploiement des interventions participatives. 

Des priorités toujours d’actualité 

Pascale Levet, professeure associée à l’université Lyon 3 et directrice scientifique de l’Anact jusqu’en 2015, considère de son côté qu’il n'y a jamais véritablement « d'acquis sur les questions du travail ». « Même si à certains moments, rares et diffus, les rapports de force peuvent permettre de faire bouger les choses », continue-t-elle. Pour Pierre-Louis Rémy, qui a dirigé l’agence pendant huit ans après avoir participé à sa création, les « vieux écrits » de l’Anact restent toujours d’actualité. Un constat peu réjouissant sur l’évolution des conditions de travail. « Les discours sur la valeur du travail sont toujours prégnants, même si, par des mesures comme la suppression des charges sociales sur les heures supplémentaires, on le dévalorise d’une certaine façon, regrette-t-il. On ne considère guère encore le travail à sa juste place, facteur de production et donc élément central de performance économique et en même temps, élément clé de la vie des gens à la fois dans leur santé, dans leur valorisation et leur développement. »

Les promesses de la qualité de vie au travail 

Pour de nombreux anciens de l’agence, la multiplication des diagnostics réalisés par les chargés de mission du réseau a permis de faire valoir sa reconnaissance dans le champ de la santé au travail. « Si nous avons eu autant d'assise pour parler des TMS, c'est en raison de nos diagnostics courts. Nous n’intervenions que si les partenaires sociaux étaient d'accord, ce qui supposait un accès aux salariés et une restitution des résultats », se souvient Michel Berthet, ancien responsable du département travail et santé de l’agence. Une manière de faire au cœur des interventions des ergonomes de l’activité. « Nous avons travaillé en pluridisciplinarité pour bâtir des méthodes qui puissent être transférées aussi bien aux acteurs internes qu’aux acteurs externes », ajoute Pascale Mercieca, ergonome et chargée de mission jusqu’en 2020 à l’Anact. Dans le même ordre d’idée, Pierre-Louis Rémy estime que la mission phare de l’agence est de construire et diffuser « des savoir-faire opérationnels » pour contribuer à transformer le travail. 
Laurence Théry, directrice jusqu’en juin dernier de l’Aract Hauts-de-France, rappelle quant à elle que les interventions dans les entreprises sont systématiquement installées dans le cadre du dialogue social. Un véritable « fil rouge » qui a guidé l’action de l’agence. « La qualité de vie au travail a constitué un renversement de perspectives, tient-elle à souligner. Le travail n’a plus été considéré uniquement sous l’angle des problèmes, des dysfonctionnements, de dégradation de la santé, mais aussi comme un puissant opérateur de construction de la santé et du développement. » Charles Parmentier, chargé de mission à l’Anact jusqu’en 2021 et depuis secrétaire confédéral en charge des transformations du travail à la CFDT, précise toutefois que l’agence n’a pas vocation à intervenir dans les entreprises pour transformer le travail. Elle n’est pas selon lui dimensionnée pour cela. « Si les chargés de mission doivent bien sûr continuer à aller dans les entreprises et les administrations pour voir le travail et expérimenter, l’objectif est de construire des dispositifs pour outiller les acteurs », explique-t-il. 
Pour Charles Parmentier, il revient aux consultants et acteurs syndicaux de reprendre dispositifs et connaissances développés par l'agence pour questionner les conditions et l’organisation du travail. Une conception que ne partage pas François Guérin, lequel voit une « rupture » avec la mission initiale de l’agence d’accompagner les entreprises dans ces évolutions. « Peu de professionnels vont aujourd’hui voir de près ce qui se passe sur le terrain pour restituer la vérité du travai », observe de son côté Michel Berthet. 

Décrochage ou maturité ? 

Au fil du temps, l’Anact aurait-elle décroché de ses ambitions initiales ou au contraire a-t-elle gagné en maturité au regard des transformations du travail ? Les avis sont, là encore, divergents. « J’ai le sentiment d’un élargissement constant des questionnements. Nous ne sommes plus désormais exclusivement sur les questions de santé au travail et de conditions de travail au sens étroit, nous avons investi la qualité du travail et de l’emploi, les dimensions relatives à l’attractivité », défend Laurence Théry. La construction du dialogue social sur les conditions de travail, au cœur des priorités de l’agence, bute néanmoins sur la complexité des questions autour du travail. « La négociation a, en général, pour effet de fabriquer des règles, mais le travail ne peut être enfermé dans des règles », souligne Pierre-Louis Rémy. Pour Pascale Levet, la « cécité sur l'activité » est toujours de mise, le travail continuant d’être appréhendé comme un « comportement » des hommes et des femmes. « Rien n’a véritablement bougé sur la prise en compte de l’écart entre le travail prescrit et le travail réel, les marges de manœuvre à reconnaître et donner aux salariés », renchérit Fabrice Bourgeois. 
Comme le fait remarquer Charles Parmentier, la discussion des conditions de travail ne peut faire l’économie d’une mise en débat de l’organisation du travail. Ce qui est loin d’être le cas dans la pratique. « Les employeurs considèrent que l’organisation du travail reste leur prérogative. Et les pouvoirs publics sont particulièrement frileux dès lors qu’il s’agirait de toucher un tant soit peu au pouvoir de l'employeur », analyse-t-il. En somme, l’Anact reste traversée par des enjeux politiques susceptibles de freiner les transformations du travail visant à redonner du pouvoir d’agir aux salariés. 

Un « portage politique » à renforcer

« L’agence n’a pas su s’inviter lors du débat sur la réforme des retraites, les enjeux de la pénibilité, des effets du travail sur la santé des personnes vieillissantes », constate Fabrice Bourgeois. Cet ergonome rappelle à cette occasion que si l’Anact a réussi à déplacer la question des TMS d'une pathologie de souffrance articulaire « vers un symptôme de dysfonctionnement organisationnel et de privation de marges de manœuvre », elle n’a pas défendu cette conviction dans la durée. « L’autonomie des Aract a permis à certaines d’entre elles des " pas en arrière " en se limitant aux outils de cotation des angles articulaires », explique-t-il. Les TMS sont loin d’avoir disparu, tout comme les risques psychosociaux et la souffrance au travail. Près de 130 000 salariés sont déclarés inaptes au poste de travail, et la très grande majorité d’entre eux sont licenciés. « Il faudrait repréciser les missions de l’agence et renforcer son portage politique », ajoute Charles Parmentier. Pour le secrétaire confédéral de la CFDT, les organisations syndicales doivent faire pression sur les pouvoirs publics afin que l’agence retrouve une place dans les débats sur le travail.

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