André Cicolella : un lanceur d'alerte en guerre contre les toxiques
Chimiste et toxicologue, il est pour beaucoup dans l'interdiction de substances nocives pour la santé : éthers de glycol, bisphénol A, perchlo.... Opiniâtre, il tire une nouvelle fois la sonnette d'alarme avec son livre Toxique planète.
Il n'a peut-être pas la renommée médiatique mondiale d'un Julian Assange ou d'un Edward Snowden. Mais André Cicolella, chimiste et toxicologue, conseiller scientifique à l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris) et enseignant à Sciences Po, est un de ces "lanceurs d'alerte" qui empêchent les industriels et les pouvoirs publics de dormir sur leurs deux oreilles. Président du Réseau environnement santé (RES), créé il y a quatre ans, on lui doit, entre autres, l'interdiction du bisphénol A, d'abord dans les biberons puis dans les contenants alimentaires, et celle du perchloréthylène dans les pressings.
Un engagement citoyen
L'alerte, il la donne encore aujourd'hui avec Toxique planète, un ouvrage paru en octobre dernier qui met en lumière l'épidémie mondiale de maladies chroniques et leurs causes environnementales, dans lesquelles le travail et la précarité tiennent une place. Il y rassemble les pièces scientifiques du puzzle afin de donner à tous des éléments pour comprendre. Car, affirme-t-il, "tous les clignotants sont au rouge, mais on reste dans une forme d'aveuglement, les yeux ouverts sur la catastrophe qui arrive". L'auteur va à rebours des discours dominants, qui mettent en avant le vieillissement de la population comme cause de la progression des cancers ou des AVC et se félicitent de notre longue espérance de vie : "Les générations nées après la guerre vivent dans un environnement différent de celui qu'ont connu leurs aînés : elles sont exposées aux perturbateurs endocriniens, se nourrissent de produits industriels transformés, ont des modes de vie plus sédentaires, ce qui a un impact sur leur santé."
Dans un modeste bureau du local du RES, il donne d'un ton calme et précis chiffres et données, sort des documents de cartons soigneusement empilés. Si André Cicolella met beaucoup de volonté dans son action, il n'a rien, de prime abord, du militant passionné. "Il est militant au bon sens du terme, c'est-à-dire qu'il porte un engagement pour les citoyens, estime Laurent Chevallier, médecin nutritionniste au CHU de Montpellier et membre du RES. Il fait preuve d'une grande rigueur intellectuelle dans son approche. En outre, son expérience lui permet de fédérer des gens d'univers très variés." Ces deux-là, qui se sont rencontrés sur le plateau d'une émission de télévision, partagent une même conviction : lorsque les études scientifiques montrent un faisceau d'éléments concordants indiquant des atteintes à la santé, il faut agir.
Cette ligne de conduite, André Cicolella se l'est forgée très tôt. Diplômé de l'Ecole de chimie de Nancy, il dit qu'il n'a jamais été un scientifique "pur et dur", mais que la science l'intéresse du point de vue de son rapport avec la société. Le jeune étudiant, qui est issu d'un milieu ouvrier - son père est un immigré italien originaire des Pouilles - et qui a vécu son enfance en Picardie, ne reste pas en marge des mouvements politiques et syndicaux : il prend sa carte au PSU dès 1965 et adhère à l'Union nationale des étudiants de France (Unef). Entré en 1971 à l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), il cherche à promouvoir une culture plus globale de la prévention du risque chimique, tout en développant la section CFDT. Et il suit des formations en toxicologie, épidémiologie ou encore santé publique. "J'ai vite été frappé par le décalage entre les connaissances sur l'impact des expositions sur la santé et le peu qu'en savaient les travailleurs", se souvient-il.
En Lorraine, comme le résume François Dosso, de la CFDT mineurs, "on ne l'oublie pas". André Cicolella faisait partie d'une petite équipe de chercheurs et de médecins qui se sont penchés sur les conditions de travail des mineurs au début des années 1980. "Il a été une des chevilles ouvrières de la campagne en faveur de la reconnaissance en maladie professionnelle de la bronchite chronique des mineurs de charbon, un combat qui a abouti en 1992 avec la création d'un tableau spécifique pour cette pathologie, raconte François Dosso. André est quelqu'un de motivé et un scientifique compétent, pour lequel chaque affirmation doit être démontrée."
"Une sorte de Légion d'honneur"
En 1994, une semaine avant la tenue d'un colloque consacré aux effets des éthers de glycol sur la santé des salariés, colloque qu'il devait présider, André Cicolella est licencié pour faute lourde. Un an auparavant, il avait passé six mois aux Etats-Unis, au sein du NIOSH, l'institut américain pour la santé au travail, afin d'approfondir les questions de santé environnementale, et particulièrement le sujet des éthers de glycol. "Quand on est militant, on n'est pas surpris de ce genre de mésaventure, c'est une sorte de Légion d'honneur, commente le chercheur à propos de son éviction de l'INRS. Si cela a différé la diffusion des connaissances sur les éthers de glycol, ces substances sont maintenant inscrites dans la liste prioritaire de Reach1
Combatif, il n'en reste pas là. Après six ans de procédure, la Cour de cassation reconnaît non seulement le caractère abusif de son licenciement, mais aussi la nécessité de l'indépendance des chercheurs. Une jurisprudence qui jette les bases de la protection juridique des lanceurs d'alerte. Une association, la Fondation sciences citoyennes, est créée en 2002 pour porter le projet. Et en avril 2013, le Parlement adopte la proposition de loi écologiste visant à renforcer l'indépendance de l'expertise scientifique et à protéger les lanceurs d'alerte en cas de risque grave pour la santé publique ou l'environnement. Une législation qu'André Cicolella juge encore insuffisante : "Alors que nous réclamions la création d'une Haute Autorité, force est de constater que la Commission nationale de la déontologie et des alertes qui a été instaurée reste une institution très formelle. Et il n'est pas sûr que la loi protège vraiment les individus."
Selon lui, si le lobbying des industriels, très efficace, freine la prévention des risques, il en est de même de l'idée selon laquelle aucune mesure ne doit être mise en oeuvre tant qu'il n'y a pas de certitudes scientifiques. "La recherche de la vérité absolue demeure une quête infinie. La mise en évidence d'un seuil de probabilité alarmant devrait être suffisante pour que des décisions de gestion soient prises. C'est là qu'il faut avoir une vision militante." C'est-à-dire mettre dans le débat public le constat établi par les chiffres et l'interprétation des données afin d'alerter l'opinion.
"Montrer que les choses peuvent changer"
A la rigueur scientifique, André Cicolella associe une bonne dose de ténacité. Pour faire avancer le dossier du bisphénol A, il envoyait tous les trois mois une lettre aux ministres concernés contenant les derniers résultats de la veille scientifique. Il ne se perd pas dans de grands discours généraux sur les enjeux de la santé environnementale mais procède par thématiques précises et actions concrètes : "On ne peut donner au public des éléments anxiogènes sans tracer des perspectives et montrer que les choses peuvent changer." Des victoires comme celle concernant le bisphénol A sont pour lui précieuses : elles coupent court aux arguments du coût et de la difficulté. Et redonnent un élan à l'impératif de prévention...
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Règlement européen visant à encadrer l'enregistrement, l'évaluation, l'autorisation et la restriction des produits chimiques.
Toxique planète. Le scandale invisible des maladies chroniques, par André Cicolella, Seuil, coll. Anthropocène, 2013.