L'ausculteur de la souffrance au travail
Nicolas Sandret, médecin-inspecteur du travail tout juste retraité, il s'est investi dans l'écoute de la souffrance des salariés. Il est aussi, depuis 1991, la cheville ouvrière des enquêtes Sumer. Parcours d'un militant discret de la santé au travail.
Au cours de sa carrière, une évolution a marqué Nicolas Sandret, médecin-inspecteur régional du travail (Mirt) en Ile-de-France qui vient de prendre sa retraite. En 1987, il rejoint la consultation de pathologie professionnelle du centre hospitalier de Créteil pour donner conseil sur les avis d'aptitude et la réinsertion des personnes diminuées par un handicap. Une bonne décennie plus tard, il est frappé par le nombre croissant de patients en arrêt pour dépression : "Nous constations une profonde dégradation de la santé mentale, raconte-t-il. Les résultats des enquêtes Sumer [Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels, NDLR] montraient l'emprise de l'organisation du travail sur cette tendance, et particulièrement l'impossibilité de pouvoir faire correctement son travail, comme le révélaient aussi les recherches en psychodynamique du travail." S'impliquant dans le réseau de consultations "souffrance et travail" animé par la psychologue Marie Pezé, il oriente dès lors son activité clinique sur ces questions, qu'il juge fondamentales.
Usine de boutons-pression
C'est dans ces circonstances que Marielle Dumortier, médecin du travail en service interentreprises et aujourd'hui attachée à la consultation de Créteil, fait sa connaissance : "Je lui envoyais des salariés en grande souffrance et, en même temps, je lui racontais les difficultés que je rencontrais dans l'exercice de mon métier. J'ai trouvé chez lui une écoute bienveillante et compréhensive. C'est quelqu'un d'engagé, qui sait faire le lien entre le travail et la santé, en partant de la réalité vécue par les personnes." Cette spécialisation vaut à Nicolas Sandret d'être embarqué dans plusieurs projets de films et de livres. Il participe ainsi au long-métrage Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil (2005), et coscénarise le documentaire J'ai (très) mal au travail, de Jean-Michel Carré (2006). Les deux films décortiquent les ressorts de la souffrance psychique au travail. Nicolas Sandret ne les trouve cependant pas parfaits : "J'aurais voulu que soit davantage montré comment le travail peut être un élément constructeur de santé." Donner des outils, cliniques et juridiques, aux personnes en souffrance pour comprendre, sortir de leur statut de victime et agir, tel est le but de l'ouvrage cosigné en 2011 avec Marie Pezé et Rachel Saada, Travailler à armes égales.
Pourtant, c'est presque par hasard que Nicolas Sandret est devenu un militant discret de la santé au travail. Il vit "les moments forts et riches" de 1968 lorsqu'il est en terminale. Il entame ensuite des études de médecine, "un rêve d'enfant" pour ce fils de biochimiste. C'est la psychiatrie qui l'intéresse. Parallèlement, il est bénévole dans une école parisienne alternative. Cherchant encore sa voie, il passe le certificat d'études spécialisées (CES) de médecine du travail, avant de faire sa thèse sur la vaccination par le BCG. Au retour de sa coopération, effectuée dans un hôpital en Algérie, il exerce comme médecin du travail à temps partiel, notamment dans une usine de boutons-pression employant 450 salariés. Un tournant : "Je découvre le travail et je comprends une première leçon sur la prévention : elle ne doit pas consister en des mesures prescrites." Il creuse l'idée et obtient un diplôme d'ergonomie au Conservatoire national des arts et métiers.
Activités associatives et travail en équipe
Homme de terrain, il préside alors une association de son quartier du 20e arrondissement de Paris, portant un projet de réhabilitation qui implique habitants, sociologues, architectes. En 1986, il devient médecin-inspecteur régional du travail en Ile-de-France. "J'ai débarqué dans ce métier sans le connaître vraiment, avoue-t-il. La société se souciait peu de la santé au travail, à l'époque. Avec mon collègue, nous accompagnions les médecins du travail dans les entreprises. Nous avons ainsi mené plusieurs travaux collectifs, notamment sur la fourrure et la joaillerie." Mais il lui manque une réflexion théorique. Il la développera auprès de l'Association pour l'étude des risques du travail (Alert), qui réunit entre autres des chercheurs, syndicalistes et médecins : "Cela a été un lieu de formation et de construction important, de même que l'association Santé et médecine du travail, qui rassemblait des personnes différentes de moi, des professionnels militants défendant un point de vue sur la santé au travail. Les confrontations intellectuelles y étaient vives !"
Cette fois, le pli est pris. Nicolas Sandret prend la mesure de ce qu'il peut apporter dans son rôle de Mirt, un poste qui, explique-t-il, permet de coordonner différents acteurs et de mobiliser le ministère du Travail sur des recherches complexes. A l'instar de l'enquête épidémiologique Sted sur la sous-traitance dans le nucléaire, qui donnera lieu en 1995 à l'ouvrage Les intermittents du nucléaire. En 1991, la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail lui propose de relancer, avec d'autres, l'enquête Sumer. L'édition 1994 est une réussite, avec une forte mobilisation des médecins du travail chargés de recueillir les données auprès des salariés, et des résultats qui trouvent un grand écho, comme le million de travailleurs exposés à des cancérogènes. "Nicolas Sandret a été une pièce maîtresse du dispositif, qui est désormais une référence, estime Guy Marignac, médecin-inspecteur en région parisienne. Il sait travailler en équipe, tient à ce que les projets aboutissent et défend un vrai rôle du médecin du travail, à la fois clinique et sur le terrain." Denise Derdek l'a côtoyé, avant de devenir chef du pôle travail à la Direccte1 Picardie : "Nous pouvions discuter de tout et approfondir les sujets, même si nous n'étions pas toujours d'accord. Il montre une capacité à convaincre ses partenaires ; il n'aime pas aller au conflit, préférant une approche en douceur, tout en restant ferme sur ses positions."
Aimant citer des exemples de travail collectif - tel ce rapport sur l'aptitude qu'il a coordonné dans le cadre de l'Inspection médicale du travail -, Nicolas Sandret souligne qu'"avec l'autorité et l'expérience, il est possible d'impulser des projets intéressants". Mais, regrette-t-il, "les résultats de ces recherches sont sous-utilisés. Des connaissances sont mises en évidence, des outils mis en place, mais les gens de terrain s'en emparent peu". Ces dernières années, le métier de médecin-inspecteur s'est complexifié, avec l'augmentation des contestations des avis d'aptitude. Autre tâche chronophage ? L'intervention au sein du comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles, où "le médecin-inspecteur est le seul participant à pouvoir mettre en évidence les racines du travail" dans les atteintes à la santé Sans compter l'épineux sujet de l'agrément des services de santé au travail, délivré sur avis du Mirt : sur fond de pénurie médicale, c'est "une mission compliquée, qui nous met en porte-à-faux avec la clinique médicale du travail et nous conduit à officialiser des pratiques limites", comme la moindre fréquence des visites périodiques. Si cette page est tournée, Nicolas Sandret demeure médecin du travail : "Je compte bien apporter encore ma pierre à la santé au travail."
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Direction régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l'Emploi.
Travailler à armes égales. Souffrance au travail : comment réagir, par Marie Pezé, Rachel Saada et Nicolas Sandret, Pearson, 2011.
Les intermittents du nucléaire. Enquête Sted sur le travail en sous-traitance dans la maintenance des centrales nucléaires, par Ghislaine Doniol-Shaw, Dominique Huez et Nicolas Sandret, Octarès, 1995.