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Leçons d’une épidémie mondiale de silicose

par Catherine Cavalin, sociologue, chargée de recherche à l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso), CNRS, université Paris-Dauphine–PSL, Alfredo Menéndez-Navarro, historien des sciences à la faculté de médecine de l’université de Grenade (Espagne). / avril 2022

Matériau à haute teneur en silice cristalline, l’aggloméré de quartz ou pierre artificielle est à l’origine de nombreux cas de silicose accélérée dans le monde, notamment en Espagne. Un drame sanitaire qui révèle les insuffisances des systèmes de prévention.

Depuis les années 1990, des contextes professionnels variés attirent de nouveau l’attention sur les expositions à la silice cristalline, et sur des cas de silicose. Tous ont en commun d’exposer intensément des travailleurs à cette substance chimique, sous la forme d’une poussière ultrafine. C’est le cas dans la production ou l’empaquetage de poudres à récurer, dans la projection de sable destinée à vieillir des jeans, ou dans la manipulation de sable pour l’extraction du gaz de schiste. Une nouvelle industrie se distingue tout particulièrement : la fabrication et l’usinage du matériau nommé pierre artificielle ou aggloméré de quartz.
Produit tout d’abord par une firme israélienne, puis par une firme espagnole aujourd’hui prééminente sur le marché, mais aussi dans bien d’autres pays, ce matériau a connu un remarquable succès commercial. Il se compose à 90 % de silice cristalline, mais aussi de résines et de « pigments », le plus souvent des métaux. Utilisé pour fabriquer des plans de travail de cuisine, des lavabos, mais aussi des parois, des sols, etc., ce matériau, qui offre un choix varié de couleurs et de textures, a détrôné les pierres naturelles (marbre, granit) et séduit de nombreux consommateurs. Pour les travailleurs, ce succès se traduit par des risques d’exposition à la silice cristalline sur les sites de production du matériau, mais aussi dans les ateliers où il est usiné, ou dans les bâtiments où il est installé.

Des pathologies atypiques

A partir de 2010, de nombreuses publications en médecine ont révélé les caractéristiques atypiques de cas de silicose liés à cette industrie, par comparaison avec la définition de la pathologie en vigueur depuis 1930. La silicose est une maladie du travail parmi les mieux documentées. Provoquée par des expositions à la silice cristalline, elle a servi de mètre étalon pour la constitution de la protection sociale relative aux maladies professionnelles au XXe siècle.
La silicose était surtout connue comme une maladie des mineurs de fond, provoquée par des expositions au long cours à la silice, avec un très long temps de latence. A contrario, les nouvelles victimes sont plutôt de jeunes hommes, jouissant d’une pleine santé, non-fumeurs, qui tombent malades une dizaine d’années, ou parfois moins, après avoir commencé à tailler, polir ou installer de la pierre artificielle.
Généralement, il s’agit de salariés mais aussi d’employeurs qui travaillent dans de petits ateliers, le plus souvent des entreprises familiales qui, par le passé, transformaient surtout d’autres matières minérales, comme le marbre et le granit. Dans ces entreprises, la découpe ou le polissage des matériaux se fait en grande partie à sec. La maladie contractée par ces travailleurs détériore rapidement leur fonction respiratoire, même après l’arrêt de l’exposition aux particules de silice. Il s’agit de silicose « accélérée » et/ ou de silicose évoluant vers une fibrose massive progressive du poumon, qui raccourcissent nettement l’espérance de vie et rendent incertain le succès d’une transplantation pulmonaire – seul remède possible.
L’Espagne est l’un des pays les plus touchés par cette épidémie de silicose d’un nouveau genre. L’étude de son cas permet de comprendre les mécanismes à l’origine de la crise sanitaire, en révélant une synergie délétère entre plusieurs phénomènes. Le boom de la construction résidentielle qu’a connu le pays avant la crise mondiale de 2008 a facilité l’usage massif du produit incriminé. Cet essor a été d’autant plus important que l’un des principaux producteurs mondiaux d’aggloméré de quartz possède sa plus grande usine de fabrication en Andalousie.

Un échec des systèmes de santé au travail

Par ailleurs, la croissance économique s’est appuyée sur le développement d’activités informelles sur le marché du travail. En pratique, de nombreux travailleurs de la construction ont été employés au noir, au moins en partie. Cette situation se combine avec les carences structurelles qui caractérisent la prise en charge des risques par les services de prévention au travail, surtout dans les petites entreprises.
Paradoxalement, le problème sanitaire a commencé à devenir visible seulement après 2008. L’effondrement de la bulle immobilière, en provoquant un chômage massif, a fait sortir de nombreux salariés de la couverture assurantielle du travail. Ils ont alors bénéficié du régime commun de la sécurité sociale espagnole et, à ce titre, ont été pris en charge par des médecins travaillant hors des organismes de santé au travail. Ces derniers ont détecté l’origine professionnelle des silicoses et leur lien avec la pierre artificielle. Un échec retentissant pour le système de santé au travail. Autre problème : les coûts liés à la prise en charge de ces pathologies se trouvent, de fait, à la charge de la collectivité, alors qu’ils devraient relever d’un financement par les employeurs.
C’est un écueil commun à tous les systèmes de protection sociale du travail : leur myopie épidémiologique limite l’identification de l’origine professionnelle des maladies. Les données qu’ils utilisent n’informent que sur le nombre de cas de maladies professionnelles administrativement reconnues. Or ces données sous-estiment les dégâts sanitaires du travail. Malgré cette imperfection, les données espagnoles indiquent sans ambiguïté une réémergence de la silicose comme maladie professionnelle, surtout depuis 2008. Entre 2007 et 2019, l’activité « découpe, taille et finition de matières minérales non métalliques », qui inclut la production et l’usinage de la pierre artificielle, a enregistré 1 856 déclarations de maladies professionnelles consécutives à des expositions à la silice cristalline – soit 56 % de toutes ces déclarations en Espagne à cette période. La responsabilité de la production et de l’usinage de la pierre artificielle est indéniable dans cette réémergence.

Des atteintes encore invisibilisées

Bien que portant sur un nombre de cas souvent plus limité qu’en Espagne ou en Israël, l’épidémie de silicose provoquée par la pierre artificielle est aussi décrite en Italie, aux Etats-Unis, en Australie ou en Chine. Etant donné la diffusion mondiale du produit, on peut penser que nombre de cas de maladies professionnelles sont invisibles ailleurs, noyés dans des comptages globaux de maladies chroniques, sans relation établie avec le travail. Le secteur de la construction inclut ainsi beaucoup d’activités mal définies, qui peuvent exposer les travailleurs sans être identifiées.
Les pratiques abusives de fabricants du matériau contribuent aussi à l’invisibilité des atteintes professionnelles. Certains promeuvent un règlement individualisé des cas de maladies chez leurs travailleurs, en indemnisant directement les victimes, en contrepartie de l’acceptation de clauses de confidentialité. Ces fabricants tendent aussi à rejeter la responsabilité des atteintes sur un usage non contrôlé de la pierre artificielle par les petits entrepreneurs qui usinent le matériau, en pointant du doigt leur non-respect de « consignes de sécurité » qui leur auraient été fournies.
La faiblesse de la réglementation, entretenue par le lobbying de l’industrie de la silice, constitue un autre handicap. Le retard pris par l’Union européenne pour adopter la directive n° 2017/2398 du 12 décembre 2017 sur « la protection des travailleurs contre les risques liés à l’exposition à des agents cancérogènes ou mutagènes au travail », qui intègre la poussière de silice cristalline parmi ces derniers, en est une illustration. Son adoption intervient vingt ans après l’identification de la silice comme cancérogène avéré pour l’espèce humaine par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ). Et encore, cette directive fixe une valeur limite d’exposition professionnelle jugée insuffisamment protectrice au regard de la littérature internationale.

A lire

Repères

  • D’autres maladies liées à la silice Outre la silicose, l’exposition à la silice cristalline facilite également le développement de maladies dysimmunes ou auto-immunes. Ce lien est méconnu des médecins et difficile à diagnostiquer. Même lorsqu’elles sont inscrites dans les listes ou tableaux de maladies professionnelles, ces pathologies sont très rarement reconnues comme telles.