L'épigénétique, science d'avenir pour la prévention
L'épigénétique décrypte comment l'environnement modifie l'activité des gènes. Cancers, allergies, pathologies du stress... autant de maladies pour lesquelles ce champ d'étude encore peu exploré est porteur de promesses préventives ou thérapeutiques.
L'Organisation mondiale de la santé (OMS) estime qu'un quart des décès dans le monde sont dus à l'environnement - notamment professionnel - et devraient être évités. Ouvrant des perspectives en matière de prévention et de prise en charge, les récentes découvertes d'une branche de la biologie, l'épigénétique, renouvellent la compréhension des pathologies environnementales. L'épigénétique a en effet pour domaine d'étude les changements de l'activité des gènes sous l'influence de l'environnement.
La notion de code génétique est souvent interprétée sur un mode déterministe simple : le message génétique contenu dans l'ADN serait recopié et transporté par l'ARN messager jusqu'au ribosome, qui synthétiserait les protéines conformément aux instructions du code. Le phénotype (les caractéristiques observables de l'individu) ne serait que l'expression1 du génotype (l'information portée par les gènes). La réalité est pourtant plus complexe. Ainsi, chez les abeilles, lorsque la reine pond un oeuf, celui-ci peut donner soit une reine, soit une ouvrière, selon que la larve est plus ou moins nourrie à la gelée royale. On obtient donc, à partir du même patrimoine génétique, une reine qui mesure de 18 à 20 mm, pondra des dizaines de milliers d'oeufs et vivra plusieurs années, ou bien une ouvrière stérile, dont la taille ne dépasse pas 15 mm et qui ne vivra au plus que quelques mois. L'environnement est par conséquent susceptible de modifier la façon dont s'exprime le patrimoine génétique.
Les mécanismes de l'expression des gènes...
Trois mécanismes interviennent pour réguler l'expression des gènes. Le plus étudié est la méthylation de l'ADN, qui réduit ou supprime cette expression. Cette modification est assurée par des enzymes appelées "ADN méthyltransférases". Un deuxième mécanisme porte sur l'organisation spatiale de l'ADN. La molécule d'ADN est enroulée autour de nodules comme un fil autour de bobines. Chacun de ces nodules, les nucléosomes, est formé par un groupement de huit protéines, appelées "histones". La cohésion de l'ensemble est assurée par la liaison électrostatique entre l'histone chargée positivement et l'ADN chargé négativement. Cela donne un enroulement serré qui empêche l'accès aux gènes et donc interdit leur expression. Cette cohésion peut être modifiée par une action chimique sur les extrémités des histones. La plus étudiée est l'acétylation, qui, en modifiant la charge positive de l'histone, réduit la liaison électrostatique et détend l'enroulement de l'ADN. Les gènes concernés deviennent alors accessibles et leur expression possible. Les enzymes responsables sont les histones acétyltransférases, qui ouvrent l'assemblage, et les histones désacétylases, qui le referment, réduisant les gènes au silence. Enfin, les micro-ARN constituent un troisième niveau d'intervention épigénétique, de découverte plus récente. Ces molécules ont la capacité d'interrompre le transfert de l'information par les ARN messagers. Elles assureraient un réglage fin de l'expression des gènes.
...perturbés par les agressions de l'environnement
Ces trois mécanismes agissent en interaction pour sélectionner les ressources génétiques pertinentes en fonction du stade de développement et des conditions environnementales. Ainsi, ils permettent de passer de la cellule dite "totipotente" (c'est-à-dire capable de se différencier en n'importe quelle cellule) des tout premiers stades de l'embryon à la cellule spécialisée qui assure une fonction déterminée au sein de l'organisme adulte en n'utilisant qu'une partie de son patrimoine génétique. Ces mécanismes jouent un rôle crucial aux étapes critiques du développement - période intra-utérine, période postnatale, adolescence -, mais ils interviennent tout au long de la vie.
Ce dispositif de modulation de l'expression des gènes, que l'on nomme "épigénome", peut être perturbé par les agressions de l'environnement. Une des manifestations les plus évidentes est l'augmentation avec l'âge de la déméthylation de l'ADN. Pour cette raison, les profils épigénétiques des jumeaux homozygotes, initialement très proches, tendent à se différencier avec le temps, et cela d'autant plus qu'ils vivent dans des environnements différents. Cette évolution de l'épigénome est particulièrement marquée dans les catégories sociales défavorisées. La déméthylation de l'ADN est, par exemple, plus importante chez les travailleurs manuels. Son lien avec l'exposition aux polluants environnementaux est aussi avéré.
L'augmentation des maladies chroniques avec l'âge est directement liée à l'accumulation des marques épigénétiques. Il reste beaucoup d'incertitudes, mais, d'une façon générale, les facteurs connus pour contribuer à l'apparition de pathologies produisent des modifications épigénétiques qui sont aussi caractéristiques des maladies en cause.
L'OMS et le Centre international de recherche sur le cancer ont alerté sur la hausse mondiale de la mortalité par cancer, en lien avec la diffusion du mode de vie occidental. Le cancer est aussi la maladie pour laquelle la participation de l'épigénome a été la plus étudiée. Cette pathologie s'accompagne d'un profil épigénétique aberrant, caractérisé par une hypométhylation globale associée à une hyperméthylation de certains gènes qui codent pour des facteurs suppresseurs des tumeurs. De nombreux cancérogènes connus - métaux, benzène, pesticides, dioxines, noir de carbone, fumées de diesel, nitrosamines, etc. - ont été passés en revue ; cela a permis de montrer leur capacité à produire les transformations épigénétiques caractéristiques des cellules cancéreuses.
Autre exemple frappant : les maladies allergiques - asthmes, rhinites allergiques, allergies alimentaires. Au cours des dernières décennies, elles ont connu une progression considérable dans les pays industrialisés. Cette augmentation de la susceptibilité du système immunitaire ne peut pas être attribuée à des causes génétiques ; par ailleurs, il n'est pas possible d'évoquer, comme c'est le cas pour les cancers, un effet du vieillissement des populations ou le rôle d'un meilleur dépistage. Les agents mis en cause sont, entre autres, la pollution aérienne, les produits organiques de l'industrie et de l'agriculture (polychlorobiphényles, pesticides organochlorés, dioxines, phtalates) qui s'accumulent dans les tissus humains, ainsi que le mode d'alimentation occidental. L'exposition précoce à ces facteurs, particulièrement in utero, serait à l'origine de perturbations épigénétiques qui orienteraient la différenciation de certaines cellules immunitaires, les lymphocytes T, vers des phénotypes prédisposant aux allergies respiratoires (lignées TH2 et TH17).
Jeune stressé, adulte anxieux
Des recherches ont aussi été menées sur les effets épigénétiques du stress dans le début de la vie, principalement sur les rats et les souris. La qualité des soins prodigués par les mères à leurs petits, évaluée par la fréquence des léchages et toilettages, produit des effets de ce type qui influencent le comportement adulte. Ainsi, les petits mâles élevés par une mère peu "maternante" ont de plus bas niveaux de méthylation des gènes contrôlant les récepteurs cellulaires des glucocorticoïdes au sein de l'hippocampe (une structure du cerveau impliquée dans le contrôle de la réaction de stress). Il en résulte une perturbation à long terme de la réactivité de l'axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien (HHS) et donc un dérèglement de la réponse biologique au stress2 . A l'âge adulte, les petits de mères prodigues en soins manifestent une meilleure résilience, tandis que les autres présentent un accroissement des comportements anxieux. Des effets identiques sur le fonctionnement de l'axe HHS sont observés dans les cas où c'est la mère elle-même qui est stressée pendant la grossesse.
Les effets épigénétiques du stress qui ont été étudiés concernent principalement les glucorécepteurs et le facteur neurotrophique issu du cerveau (Brain-derived neurotrophic factor ou BDNF), une molécule particulièrement importante pour la plasticité cérébrale. Mais beaucoup d'autres gènes cérébraux voient leur activité modifiée en situation de stress et permettent de faire le lien avec les conséquences psychopathologiques.
Chez les humains, les études sont plus délicates, du fait qu'il est en général impossible d'accéder aux tissus cérébraux. Il est néanmoins admis que l'exposition des enfants à la discrimination, à la violence, à un statut socio-économique défavorisé a pour conséquence une signature épigénétique qui contribue à long terme aux inégalités de santé. Une étude sur des enfants âgés de 7 à 10 ans, élevés en institution, a montré des perturbations épigénétiques associées à nombre de gènes impliqués dans le contrôle de la synthèse des glucocorticoïdes, de la sérotonine (neurotransmetteur du système nerveux central ayant notamment un rôle dans la régulation de l'humeur), dans la réponse immunologique et dans la formation de la mémoire. L'impact à long terme des modifications épigénétiques précoces a aussi été mis en évidence dans un cas particulier. L'examen du cerveau de personnes suicidées qui avaient été victimes de maltraitance infantile a révélé qu'il présentait les mêmes modifications épigénétiques que celles observées dans les expérimentations animales. Les effets épigénétiques du stress à l'âge adulte sont moins bien connus. Les perturbations du fonctionnement de l'axe HHS sont classiquement décrites, mais il s'agit, selon les cas, d'hyperactivité ou d'hyporéactivité, avec des répercussions pathologiques différentes. Il est généralement admis qu'aux différents stades de développement, les modifications épigénétiques liées aux agressions environnementales ont toutes les chances d'être différentes.
Au total, les modifications épigénétiques apparaissent comme le lien entre l'environnement et un grand nombre de pathologies chroniques : cancers, allergies, maladies auto-immunes, pathologies du stress, maladies cardiovasculaires, maladies dégénératives du système nerveux... La revue de la littérature permet de compléter partiellement la chaîne des relations causales. Le stress oxydant, qui est généré par toutes les agressions environnementales, est fréquemment évoqué comme un facteur important de modification de l'épigénome. En aval, le lien entre les perturbations épigénétiques et les pathologies implique, quant à lui, très généralement l'instauration d'un profil épigénétique pro-inflammatoire.
Une possible transmission transgénérationnelle
Une question majeure ouverte par les recherches épigénétiques est celle de la transmission intergénérationnelle. Les modifications épigénétiques sont transmises au sein des lignées cellulaires. En principe, les marques épigénétiques sont remises à zéro à la conception, avant d'amorcer le processus de spécialisation associé au développement. Cela devrait interdire la transmission entre générations. En réalité, cette réinitialisation n'est pas totale et une transmission intergénérationnelle a été mise en évidence chez les animaux de laboratoire. Par exemple, des souris mâles ont été exposées à un stress chronique et leur progéniture a ensuite été étudiée. Les petits présentaient des modifications épigénétiques associées à un dérèglement de l'axe HHS et avaient un comportement anxieux. Dans la mesure où les mâles géniteurs n'avaient eu aucun contact avec leurs descendants, la seule voie susceptible d'expliquer la transmission de la vulnérabilité au stress était la transmission épigénétique par le sperme. La vérification de cette possibilité chez l'homme pose cependant une difficulté : pour démontrer l'existence d'une transmission intergénérationnelle par l'épigénome, il faut pouvoir suivre trois, voire quatre générations afin d'éliminer les autres modes de transmission de la vulnérabilité. Il reste que, dans l'état actuel des connaissances, une transmission intergénérationnelle des marques épigénétiques est possible...
Le développement de l'épigénétique ouvre de nombreuses perspectives. Il souligne l'importance des conditions sociales sur la santé à long terme des enfants. Il offre de nouveaux moyens d'étude des effets des conditions environnementales. Au même titre que les marqueurs de l'inflammation ou ceux du stress oxydant, les marques épigénétiques, par exemple la méthylation de l'ADN, apparaissent comme les témoins des impacts des environnements aussi bien physiques que chimiques et psychosociaux. La méthylation de l'ADN est aussi considérée comme un outil prometteur en matière de dépistage et de prise en charge précoce des pathologies, et particulièrement du cancer. Des quantités infinitésimales d'ADN libre sont en effet relâchées par les cellules tumorales et circulent dans le sang. Elles peuvent être extraites et examinées.
La question se pose aussi de savoir si les nombreux agents qui sont considérés comme sans danger, approuvés par les agences régulatrices et utilisés massivement dans la population ont un effet sur l'épigénome. Or il n'y a pas encore de procédures standard permettant d'évaluer l'impact épigénétique des substances chimiques, comme il en existe pour les effets génétiques. Des avancées sur ce plan sont nécessaires.
Rendre réversibles les aberrations épigénétiques
Enfin, un certain nombre de constats indiquent que les aberrations épigénétiques pourraient être réversibles sous l'effet de changements environnementaux ou de thérapeutiques visant les enzymes qui assurent la maintenance de l'épigénome. Des inhibiteurs des ADN méthyltransférases ou des histones désacétylases sont disponibles ou en cours d'évaluation clinique. Des compléments alimentaires apportant les radicaux méthyl nécessaires à la méthylation de l'ADN ont aussi été testés, y compris en milieu professionnel. Compte tenu des divers enjeux financiers en présence, des expériences antérieures incitent à la vigilance : les possibilités de remédiation pharmacologique ne doivent pas être prétexte à relativiser l'importance de la prévention.
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En termes de génétique, l'"expression" désigne les processus biochimiques par lesquels est lue l'information héréditaire contenue dans un gène. Cette lecture se traduit par la fabrication de molécules telles que les protéines ou les ARN (acides ribonucléiques), qui jouent un rôle actif dans le fonctionnement des cellules.
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A propos des mécanismes biologiques du stress, voir "Le corps face au cumul des contraintes et des nuisances du travail", par Philippe Davezies, in Les risques du travail. Pour ne pas perdre sa vie à la gagner, Annie Thébaud-Mony, Philippe Davezies, Laurent Vogel et Serge Volkoff (dir.), La Découverte, 2015.