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L'ergonomie au chevet du mal-être agricole

par Anne-Marie Boulet / juillet 2019

Afin de réduire les risques psychosociaux, la Mutualité sociale agricole a adopté dès 2011 une approche ergonomique. Avec un objectif : aider les exploitants à parler de leur travail, pour qu'ils puissent le changer et le rendre moins pénible.

Le monde paysan souffre. Dégradation des conditions économiques, crise des valeurs, imbrication importante entre activité professionnelle et vie privée, forte amplitude journalière de travail... En milieu agricole, tous les ingrédients sont réunis pour aboutir à une prévalence élevée des risques psychosociaux (RPS). En témoigne le taux de suicide chez les agriculteurs, plus élevé que dans la population générale. Confrontée au problème, la Mutualité sociale agricole (MSA, voir "Repère") s'est vu confier dès 2011, par le ministère de l'Agriculture, l'élaboration d'un plan de prévention des suicides. Dans le même temps, l'organisme a réfléchi à la mise en place d'une prévention primaire des risques psychosociaux.

"En 2011, nous étions démunis - ainsi que nos médecins du travail - face à ce qu'on nomme les risques psychosociaux, raconte Mathias Tourne, conseiller national en prévention à la Caisse centrale de la MSA (CCMSA). Cette année-là, nous avons été sollicités par un groupe d'agricultrices souhaitant venir en aide à leurs homologues masculins et les amener à confier leurs difficultés." Un sujet tabou, culturellement : "Le travail ne s'exprime jamais comme une plainte dans le monde agricole, observe Josiane Voisin, ergonome au cabinet MB2 Conseil. Le boulot est là, on le fait. C'est tout." Pour proposer une démarche innovante sur le sujet, un groupe de pilotage est réuni, qui décide d'adopter une approche ergonomique. Une première pour la MSA, mais aussi pour les petits exploitants.

Six exploitations témoins

Le comité de pilotage choisit en effet de les cibler eux, "parce qu'ils sont tout à la fois chefs d'entreprise, cadres et opérateurs", explique Josiane Voisin, en charge de mener dans un premier temps une étude dans six exploitations. "Nous parlons beaucoup de ce métier, mais nous ne savons pas ce qu'il représente du point de vue du travail réel des gens. Eux-mêmes n'en ont pas pleinement conscience", ajoute l'ergonome. Elle rencontre alors individuellement les agriculteurs sur leurs exploitations. Elle les suit dans leurs différentes phases d'activité. Elle dresse, avec chacun d'eux, un panorama assez exhaustif de leur situation et les amène à découvrir sur quels leviers jouer pour alléger les facteurs de risques. "Nous avons voulu que chaque exploitant puisse se reconnaître dans telle ou telle situation, expose-t-elle. Les personnes déjà en grande difficulté sur le plan psychologique ont donc été volontairement écartées Chaque cas est censé être emblématique d'une problématique récurrente à résoudre : comment faire pour se couper de l'activité, prendre des congés, travailler avec un fils qui va reprendre l'exploitation...

 

Repère

La Mutualité sociale agricole (MSA), constituée d'une caisse centrale et d'un réseau de 35 caisses interdépartementales, gère l'ensemble des risques couverts par la Sécurité sociale (famille, vieillesse, accidents du travail et maladies professionnelles...) pour les exploitants et ouvriers agricoles et les personnels des organismes dépendant du ministère de l'Agriculture, ainsi que le recouvrement des cotisations sociales. Elle administre aussi la médecine du travail, via des services de santé au travail (SST).

Ce dernier cas concerne Aurélien Hénon, dans les Ardennes, qui reprend le domaine familial : "Avec mes parents, chacun de nous avait une idée précise de ce que l'autre pourrait faire, sans l'exprimer réellement. Avec la venue de l'ergonome, nous avons tout mis sur la table." Un peu dubitatifs au début, les Hénon, parents et fils, sont vite convaincus par la démarche ergonomique. "La réflexion menée avec Josiane Voisin nous a ouvert plein de perspectives, estime le producteur de lait et de veaux. Chacun de nous trois a trouvé sa place ; mon père a pu progressivement prendre sa retraite. Nous serions peut-être arrivés à un résultat, mais cela aurait été plus laborieux."

 

Un film pour parler du travail

Dans la foulée de cette étude, afin d'aider les agriculteurs à s'exprimer sur leur travail, faire en sorte qu'ils se réapproprient leur métier, un film intitulé Et si on parlait du travail ? a été réalisé en 2013 par René Baratta, lui aussi ergonome Ce film est construit avec les témoignages de quatre des exploitants suivis par l'étude. Il sert de support à des rencontres-débats, qui connaissent un certain succès : quelque 2 000 participants recensés de 2016 à 2018. Les RPS deviennent une priorité du plan santé-travail 2016-2020 de la MSA, qui décide de poursuivre le programme en proposant une formation. "Et ce, afin d'accompagner encore davantage les exploitants, les aider à évoluer dans leurs pratiques si nécessaire", commente Mathias Tourne.

Christelle Halipré, conseillère en prévention pour la caisse Marne-Ardennes-Meuse, a fait partie du groupe de travail national qui a conçu le canevas de cette formation. Dans sa caisse, elle s'est retrouvée à la mettre en place avec Clémence Blin, une ergonome, la seule pour l'heure à officier au sein de la MSA. D'autres caisses ont choisi d'embaucher des conseillères prévention possédant une formation initiale en ergonomie. "Chaque caisse a toute latitude sur ses embauches et ses actions de prévention", précise Mathias Tourne.

Au sein de la caisse Marne-Ardennes-Meuse, Christelle Halipré et Clémence Blin se saisissent du cahier des charges établi nationalement et conçoivent une formation-action qui se déroule sur six séances, en petits groupes. Deux séances sont centrées sur l'activité réelle : interroger le travail, puis l'observer. A l'issue de chacune de ces deux séances, les participants sont invités à des exercices, par binômes, pour échanger sur l'organisation du travail, parler des répercussions sur la santé. "L'exploitant est prescripteur de son propre travail, remarque Clémence Blin. C'est cette casquette de "cadre" qu'il a le plus de mal à cerner." Le but de la formation est d'amener les participants à porter un regard critique sur ce qu'ils s'infligent. Un processus de prise de recul qui, bien souvent, amène à envisager de travailler autrement, pour se faciliter la tâche.

"Tout le temps débordée"

Cette problématique est particulièrement sensible pour les femmes. Près d'un tiers (28 %) des exploitants sont des exploitantes, qui exercent parfois seules. Marie Ramillon est éleveuse laitière dans l'Allier et produit des fromages de brebis et de vache, qu'elle vend en direct sur les marchés. Elle vit et travaille en solo : "Peu avant que le film ne soit tourné, j'ai vécu une période très difficile. J'étais tout le temps débordée : il faut tirer le lait 365 jours par an, puis le transformer, s'occuper des bêtes, tenir la comptabilité, effectuer de menues réparations." A cette époque, Marie Ramillon est aussi investie dans une association, Solidarité paysans (voir "Sur le Net"), qu'elle a contribué à créer dans son département. "Je suis sensible à ces difficultés dans le monde paysan, témoigne l'éleveuse. Il y en avait beaucoup autour de moi : des difficultés à la fois financières et d'ordre psychologique. Nous avions parfois des cas très lourds. Je n'arrivais plus à assumer."

L'aidante se voit alors obligée de demander de l'aide pour elle-même. Elle raconte dans le film qu'elle a "du mal à travailler avec une tierce personne". Ce qu'elle a appris à faire, un peu, pour avoir quelques heures pour elle. Elle emploie désormais une jeune apprentie. L'éleveuse continue à entretenir ses liens avec la MSA et participe actuellement, avec une assistante sociale de sa caisse, à la mise sur pied d'un groupe de parole... sur le mal-être des agriculteurs.

En savoir plus
  • Le réseau national d'entraide Solidarité paysans, né en 1989 dans la Drôme et la Loire, couvre aujourd'hui 71 départements. Il a réalisé en 2015 une étude intitulée Des agriculteurs sous pression, une profession en souffrance, disponible sur son site www.solidaritepaysans.org