L’Europe s’enlise sur les cancers professionnels
Le Parlement européen a voté fin avril une réforme ambitieuse de la directive régulant l’usage des produits cancérogènes et mutagènes. Mais les négociations avec Bruxelles et les Etats s’éternisent, alors que le cancer est la première cause de mort au travail dans l’Union.
Alors que 120 000 cas sont diagnostiqués chaque année1
, les personnes qui risquent de développer un cancer professionnel en Europe devront attendre pour être mieux protégées. « Nous avons appris il y a quelques jours la suspension des négociations à propos de la directive régulant l’usage des produits cancérigènes et mutagènes », regrette-t-on au cabinet de l’eurodéputée belge Sara Matthieu (Groupe des Verts/Alliance libre européenne), mandatée pour négocier au sein du trilogue – Conseil de l’Union européenne, Commission de Bruxelles et Parlement. Le dossier est maintenant entre les mains de la Slovénie, qui assure la présidence tournante de l’Union depuis ce 1er juillet. La déception est d’autant plus vive du côté des eurodéputés qu’ils ont voté fin avril dernier, à la quasi-unanimité, une réforme très ambitieuse de cette directive, qu’ils auraient aimé voir validée au plus vite.
Les élus proposent de doubler le nombre de substances couvertes par celle-ci – 26 actuellement. Parmi les nouveaux produits pour lesquels ils exigent des mesures urgentes, il y a le cobalt, abondamment utilisé dans les batteries des voitures électriques et dont l’usage est appelé à se développer. Le Parlement souhaite qu’une valeur limite d’exposition professionnelle (VLEP) au cobalt soit définie rapidement, au plus tard fin 2023. Pour les autres substances, cela devrait être fait d’ici 20242
.
« Urgence sanitaire »
La feuille de route de la Commission, dévoilée à l’automne 2020, est beaucoup moins ambitieuse. Elle prévoit simplement d’intégrer deux nouvelles substances : l’acrylonitrile (utilisé dans l’industrie chimique et des plastiques) et les composés du nickel. Et entend réviser les conditions d’exposition au benzène. « Les propositions de la Commission sont totalement insuffisantes au regard de la gravité de la situation, proteste Sara Matthieu. On parle d’une urgence sanitaire, qui concerne des millions de personnes. » Le cancer est la première cause de mort au travail en Europe, 100 000 citoyens et citoyennes en meurent chaque année.
« Nous devons également agir pour protéger les salariés de l’exposition aux reprotoxiques », poursuit Sara Matthieu. Pour le moment, ces produits susceptibles de provoquer fausses couches et malformations sont exclus de la réglementation européenne, alors qu’au moins 1 % de la main-d'œuvre y est exposée3
. « Une partie sont des perturbateurs endocriniens, précise Tony Musu, expert à l’Institut syndical européen (Etui). Par exemple, les bisphénols, ou les phtalates. Les travailleurs seraient donc doublement protégés si la directive évoluait. Ce serait d’autant plus facile d’aller dans ce sens que plusieurs pays, dont la France, ont d’ores et déjà introduit les reprotoxiques dans leur législation, sans attendre que l’Europe le fasse. »
Autre demande des eurodéputés : la prise en compte des médicaments dangereux. « 12,7 millions de travailleurs y sont exposés, dont 7,3 millions d'infirmières4
», mentionne Sara Matthieu. L’élue insiste sur l’importance des cytotoxiques, traitements utilisés pour soigner les cancers et qui s’avèrent être eux-mêmes cancérigènes (et reprotoxiques)5
. « Les infirmières tombent malades d’avoir soigné. Ce n’est pas acceptable », affirme-t-elle. Mais le sujet ne semble pas avoir ému les membres de la Commission, qui n’en soufflent mot dans leurs propositions. Pas plus que le Conseil, qui a pour le moment refusé de se prononcer sur ce sujet, comme sur les autres. Sollicité à maintes reprises, le ministère français du Travail n’a pas répondu à nos questions sur la position que la France défendra au sein du Conseil.
Une meilleure prise en compte du risque
« On sait que certains Etats sont opposés à toute modification de la directive, mais on n’a pas réussi à savoir lesquels », déplore Sara Matthieu. « Les lobbies sont très actifs, soutient Mounir Satouri, eurodéputé français (Groupe des Verts/Alliance libre européenne). L’un des points de blocage probable, c’est le changement de méthode que nous souhaitons dans la façon de définir les VLEP. » Pour l’instant, ce qui prévaut en Europe, c’est l’équilibre coûts/bénéfices : « On se met d’accord sur un nombre de cancers admissibles au regard de ce que cela va coûter et on fait un compromis entre les deux, détaille Tony Musu. Cela équivaut à donner une valeur monétaire aux vies des travailleurs. Et pose question d'un point de vue moral et politique. Par ailleurs, cela peut donner des VLEP inacceptables, comme celle actuellement en vigueur pour le chrome VI dans les procédés de soudure qui donne un risque résiduel de 1 cancer pour 10 travailleurs exposés. »
Les parlementaires européens suggèrent un renversement de perspective, avec la prise en compte du risque plutôt que du coût/bénéfice, comme le font l’Allemagne et les Pays-Bas depuis dix ans : « On se met en premier lieu d’accord sur un risque résiduel de cancer acceptable, qui peut correspondre à 1 cancer pour 10 000 travailleurs par exemple, et ensuite on définit la VLEP correspondante à ce risque résiduel, explique Tony Musu. La notion de coût financier devient secondaire. » Pas sûr que la Commission y trouve son compte, elle qui considère que la protection des travailleurs doit certes améliorer la vie professionnelle mais également « la productivité et la compétitivité de l’Union ». Du côté du Parlement, on craint désormais que le dossier s’enlise, passant de présidence en présidence sans jamais aboutir.
- 1« Cancer et travail : comprendre et agir pour éliminer les cancers professionnels », de Tony Musu et Laurent Vogel, 2018.
- 2Une seconde liste de 25 autres substances a été établie par les eurodéputés, sur laquelle ils souhaitaient négocier dans un second temps.
- 3Estimation prudente de l’Etui, basée sur l'enquête Sumer 2015 menée par le ministère français du Travail.
- 4Note de l’Etui, septembre 2020.
- 5Les études montrent que les soignants qui manipulent des cytostatiques ont trois fois plus de probabilité de déclencher un cancer. Quant aux infirmières, elles ont deux fois plus de probabilités de faire des fausses couches.