Levée de boucliers contre le dispositif « retraite pour pénibilité »
Pour les médecins du travail, le dispositif « retraite pour pénibilité » envisagé par le gouvernement est loin d'être satisfaisant : il exclut la grande majorité des salariés confrontés à des conditions de travail susceptibles de diminuer leur espérance et leur qualité de vie.
C'est un accueil pour le moins critique que les médecins du travail ont réservé au dispositif « pénibilité » envisagé dans le cadre de la réforme des retraites. L'avant-projet de loi du ministre du Travail Eric Woerth prévoit un départ anticipé à la retraite à 60 ans pour les seuls salariés présentant une incapacité permanente partielle (IPP) d'au moins 20 % pour maladie professionnelle ou accident du travail. Ce texte, qui sera sans doute peaufiné avant sa présentation en Conseil des ministres mi-juillet et devant les parlementaires début septembre, évalue à environ 10 000 personnes par an le nombre de salariés qui pourraient bénéficier du dispositif retraite pour pénibilité. « Evaluer la pénibilité sur des salariés déjà cassés par leur travail est grotesque, estime Marie Pascual, médecin du travail dans un service interentreprises de l'Essonne. Qui plus est, on sait très bien que les salariés qui ont 20 % d'incapacité ne sont déjà plus au travail. » Même si personne ne sait véritablement chiffrer le nombre de salariés vieillissants qui sortent du circuit en raison de leur état de santé, un rapport de 2007 signé du conseiller à la Cour des comptes Hervé Gosselin a souligné que les plus de 50 ans constituaient la majorité des salariés mis en inaptitude.
Surtout, le dispositif ne prend en compte que les altérations déjà visibles de l'état de santé, en occultant les effets différés des expositions aux produits cancérigènes ou encore au travail de nuit. Jacques Darmon, médecin du travail à Paris, fustige à ce titre un dispositif « scandaleux », qui fait l'impasse sur les inégalités sociales de santé. Comme l'indique une étude de l'Institut national d'études démographiques (Ined) publiée en 2008, à 35 ans, l'espérance de vie d'un homme ouvrier est de 41 ans, soit 6 années de moins que l'espérance de vie d'un cadre. A cet âge, il ne dispose que de 24 années d'espérance de vie sans incapacité de type 1 – c'est-à-dire sans problèmes physiques et sensoriels –, contre 34 ans pour un cadre. Ces inégalités sont expliquées en partie par les conditions de travail et les expositions professionnelles passées.
A l'encontre des connaissances
Les médecins du travail sont d'autant plus déçus par le projet gouvernemental que celui-ci va à l'encontre des nombreux rapports et études sur la pénibilité. Dès 2003, le conseiller d'Etat Yves Struillou recommandait par exemple, dans un rapport remis au Conseil d'orientation des retraites (COR), de prendre en compte la pénibilité sous l'angle de son impact sur l'espérance de vie sans incapacité. « Le bénéfice du dispositif ne peut être conditionné à la reconnaissance d'une pathologie professionnelle handicapante, en raison notamment de la sous-reconnaissance des pathologies et des délais de latence parfois très long », écrivait alors le haut fonctionnaire.
Dans un rapport de recherche diffusé par le Centre d'études de l'emploi (CEE), Gérard Lasfargues, professeur en médecine du travail, jugeait quant à lui nécessaire de prendre en compte toutes les pénibilités au travail susceptibles d'entraîner des effets à long terme sur la santé : travaux en horaires alternants ou de nuit, travaux à la chaîne ou sous cadence imposée, travaux de manutention et pénibilité physique du travail, ou encore expositions professionnelles à des agents toxiques cancérogènes. « Les conséquences sur la santé sont mesurables en termes d'augmentation de morbidité-mortalité pour les principales causes de décès comme les maladies cardiovasculaires ou les cancers, de diminution de l'espérance de vie sans incapacité, de vieillissement prématuré ou d'altération de la qualité de vie au grand âge », relevait-il.
L'exploitation des derniers résultats de l'enquête Sumer (pour « Surveillance médicale des risques »), une étude épidémiologique pilotée par les services du ministère au Travail, a montré que plus de 2,3 millions de salariés, dont 70 % d'ouvriers, sont exposés à un produit cancérogène. La majorité des cancers professionnels surviennent après l'âge de 65 ans. Par ailleurs, le travail de nuit concerne 19 % des salariés, la manutention manuelle de charges près de 43 % ; 24 % des ouvriers manipulent des charges plus de 10 heures par semaine et 15 % plus de 20 heures par semaine. Enfin, un peu plus de 20 % des salariés sont exposés à des postures pénibles, à genoux, les bras en l'air ou dans une position de torsion.
Des outils disponibles pour tracer les expositions
Le dispositif du gouvernement privilégie une approche individuelle, basée sur les conséquences d'une pénibilité, au motif qu'il serait impossible de tracer la réalité des expositions professionnelles du passé. Mais de nombreux spécialistes rappellent qu'il existe d'ores et déjà des outils pour évaluer des expositions « vie entière » à des cancérogènes ou autres nuisances. « Avec les matrices emploi-exposition développées par les chercheurs en épidémiologie, nous pouvons assurer une traçabilité pour une profession donnée », assure Marcel Goldberg, directeur de recherches à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). D'autres outils sont cités par les spécialistes, comme les fiches métiers du Centre interservices de santé et de médecine du travail en entreprise (Cisme) ou le fichier actualisé des situations de travail (Fast) dans le bâtiment...
Dominique Huez, médecin du travail dans le nucléaire, est également favorable à une approche collective de thésaurisation des risques professionnels pour fixer des critères de compensation. L'idée d'un « carnet de santé individuel » destiné à retracer les expositions professionnelles a été évoquée par le gouvernement pour améliorer la prévention. « Cela pourrait être très dangereux pour l'emploi si un employeur donné a accès à un passif de contraintes pour un salarié », prévient Dominique Huez. Pour lui, il faut réfléchir à une sécurisation des données sur les risques, réalisée par un organisme totalement indépendant des employeurs.