L'explosion de la poudrerie de Grenelle, en 1794
C'est le plus grave accident industriel de l'histoire de France : en 1794, l'explosion de la poudrerie de Grenelle fait 1 600 victimes. Occulté, l'événement n'aura pas de conséquences sur les futurs dispositifs de prévention des risques.
Le 31 août 1794 (14 fructidor an II selon le calendrier républicain), la fabrique de poudre noire de Grenelle, située dans Paris près de l'Ecole militaire et du Champ-de-Mars, explose. Le bilan humain est effroyable : environ 550 personnes sont tuées et plus d'un millier sont blessées. Comment cet accident a-t-il pu advenir en ville, alors que les poudreries sont traditionnellement interdites près des habitations ? Cette catastrophe industrielle peut-elle, par ailleurs, être analysée en termes d'accident du travail ?
Une usine gigantesque conçue dans la précipitation
L'existence d'une poudrerie à l'intérieur même de la capitale découle de la politique de militarisation du régime républicain menée par le Comité de salut public durant l'apogée de la Terreur, en l'an II. En effet, face à la menace d'invasion de la France par les armées aristocratiques étrangères, le gouvernement révolutionnaire décide, en janvier 1794, de concentrer à Paris la fabrication de la poudre d'artillerie. L'installation de la fabrique dans le château et la ferme de Grenelle se réalise à la fois dans la précipitation et à l'encontre des mesures de sécurité usuelles, en premier lieu l'éloignement des habitations. A partir d'avril, et en à peine deux mois, une vingtaine d'ateliers sont construits, où plusieurs centaines d'ouvriers vont travailler du lever au coucher du soleil. Prévue par les chimistes Jean-Antoine Chaptal et Jean-Antoine Carny pour contenir initialement 700 ouvriers, la fabrique en rassemble pas moins de 1 500 à la fin du mois de juin. Quant aux procédés de fabrication, ils dérogent aux techniques habituelles, car il faut produire en grande quantité et rapidement. Dans ce dessein, Carny conçoit un procédé qui fait passer la durée du battage de 21 heures à 4 heures. Une autre innovation permet de remplacer le malaxage traditionnel au pilon des trois matières - le salpêtre (75 %), le soufre (12,5 %) et le charbon (12,5 %) - par un mélange dans des tonneaux à l'aide de manivelles actionnées par les ouvriers ou des manèges à chevaux.
La poudrerie devient une usine gigantesque, un succès salué à la Convention nationale par les législateurs. De fait, durant l'été 1794, plus de 30 % de la poudre française sort de ses ateliers. Bien qu'une discipline de fer soit établie pour protéger le site de la malveillance, la pression du Comité de salut public pour produire toujours plus et une concentration ouvrière inédite aboutissent conjointement à une augmentation considérable des risques. Plusieurs accidents auraient pourtant dû alerter les autorités du risque d'explosion : dans la nuit du 20 au 21 août, la grande raffinerie de salpêtre établie dans l'abbaye Saint-Germain-des-Prés dans la même précipitation que la poudrerie est la proie des flammes ; puis plusieurs responsables s'inquiètent des manquements à la sécurité dans des ateliers d'armes révolutionnaires de Paris.
Le 31 août, avant qu'aucune mesure n'ait été prise en conséquence, la poudrerie explose vers 7 heures du matin. Le souffle de l'explosion est phénoménal : en une fraction de seconde, le volume de la poudre noire est multiplié par 1 600, la boule de feu due à la combustion atteint une température de 1600 °C et provoque une pression élevée, tandis que l'onde de choc se déplace à la vitesse de 400 m/s. Le bruit, assourdissant, est entendu jusqu'à Versailles et Gonesse.
Une indemnité pour les "défenseurs de la patrie"
Par "chance", plusieurs tonnes de poudre venaient d'être envoyées aux armées. Les dégâts sont pourtant considérables. Sur le lieu de la poudrerie même, c'est le désastre, la table rase. Alentour, les immeubles sont endommagés jusqu'à plusieurs kilomètres à la ronde. Surtout, il faut secourir les 1 600 ouvriers et 35 voisins victimes de l'accident. Une dizaine d'arrêtés du Comité de salut public ordonnent la sécurisation immédiate du site et l'organisation des secours : les blessés sont emmenés aux hospices ou aux Invalides, tandis qu'on tente d'identifier les corps pulvérisés.
Le lendemain de l'explosion, la Convention nationale accorde à toutes les victimes le statut de défenseurs de la patrie, qui permet le calcul d'une indemnisation pour les blessés et les ayants droit des décédés. Cette indemnisation est universelle, fondée en droit et plutôt généreuse relativement aux standards de l'époque. Toutefois, sa distribution est lente et rendue compliquée par les difficultés financières du régime républicain. Il faut attendre près de deux ans pour que les pensions pérennes aux veuves soient octroyées. Concernant les blessés, l'incapacité au travail devient un critère pour la reconnaissance du droit à indemnité. Finalement, reconnues sur le plan juridique comme des soldats assimilés, les victimes sont secourues socialement selon le critère de l'accident du travail.
Si une logique d'Etat providence prévaut dans le processus d'indemnisation, la catastrophe n'aura paradoxalement pas de postérité du point de vue de la prévention des risques. Au contraire, tout sera fait pour occulter l'événement, symbole de la faillite de la politique révolutionnaire. Dans le court terme, la Convention décide de répartir la production en plusieurs lieux éloignés de toute habitation, près de Vincennes, Corbeil et Saint-Germain-en-Laye. Il est prévu de laisser 200 mètres entre chacun des ateliers et de construire ceux-ci en matériaux légers. Toutefois, si les accidents déclinent à Paris, cela coïncide surtout avec la disparition progressive de la production de guerre en 1795. Dans le moyen terme, la question de la responsabilité n'est pas vraiment posée, la rumeur se chargeant d'éluder toute analyse sérieuse. Dans le contexte révolutionnaire, la thèse de l'attentat circule comme une traînée de poudre au lendemain même de l'explosion. Aucune enquête officielle n'est diligentée pour établir les responsabilités sur la conception de ce complexe industriel ; Chaptal et Carny ne sont pas inquiétés.
Cause officielle : l'imprévoyance des ouvriers
Ce n'est que trois ans plus tard que les causes de la catastrophe sont discutées à l'Institut de France, à la suite d'un rapport du pharmacien Antoine-Alexis Cadet de Vaux. Les scientifiques attribuent alors les faits à l'imprévoyance des ouvriers, exonérant ainsi avec beaucoup de légèreté les responsables de cette production exceptionnelle. Et ils omettent de relever qu'une conjonction de facteurs favorables à l'accident était réunie : la concentration sur un seul site de matières dangereuses, le choix d'un procédé de fabrication rapide, l'absence de mesures de sécurité élémentaires, la précipitation des constructions, l'intensification de la production, sans même parler des enjeux polico-militaires qui convergeaient vers ce site. Quoi qu'il en soit, cette explosion, soigneusement occultée, n'aura pas d'influence sur la régulation des risques industriels mise en place ultérieurement. Inspiré par Chaptal, le décret de 1810 relatif aux industries insalubres et dangereuses ne découlera ainsi en rien des enseignements qui auraient pu en être tirés.
Le laboratoire des pollutions industrielles. Paris, 1770-1830, par Thomas Le Roux, Albin Michel, 2011.
"Accidents industriels et régulation des risques : l'explosion de la poudrerie de Grenelle en 1794", par Thomas Le Roux, Revue d'histoire moderne et contemporaine n° 58-3, juillet-septembre 2011.
"Grenelle 1794 : secourir, indemniser et soigner les victimes d'une catastrophe industrielle à l'heure révolutionnaire", par Claire Barillé, Thomas Le Roux et Marie Thébaud-Sorger, Le mouvement social n° 249, octobre-décembre 2014.