Nicolas Hatzfeld : l'historien ouvrier
Les conditions de travail dans l'automobile, cet historien les connaît bien. Il en a éprouvé la réalité en tant qu'ouvrier, du temps de son engagement maoïste. Puis il en a fait le thème de ses recherches, n'hésitant pas à retourner sur la chaîne.
La vie emprunte parfois de curieux méandres. Avant de devenir historien, Nicolas Hatzfeld, dont la jeunesse a été prise dans le tourbillon du militantisme d'extrême gauche, a été révolutionnaire. Ce qui l'a conduit à exercer le métier d'ouvrier pendant quelques années. " Ce parcours a certainement influencé mes sujets de recherche : l'industrie automobile, la santé au travail, la représentation du travail à la chaîne dans l'imaginaire des cinéastes ", relève ce professeur d'histoire contemporaine à l'université d'Evry (Essonne) et à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). A 18 ans, le jeune homme n'étudie que très modérément l'histoire à la faculté de Lyon. Car il milite à fond au Parti communiste marxiste-léniniste de France (PCMLF), organisation prochinoise alors clandestine. Début 1971, il bazarde tout, dans l'intention de devenir " établi "1 chez Peugeot, à Sochaux. " Nous avions alors une grande capacité à être déraisonnables ", commente-t-il avec une ironie tendre. La décision ne fait pas franchement la joie de son père, professeur d'histoire en lycée, d'origine juive et converti au protestantisme, qui a passé quelques années à enseigner dans une mission à Madagascar. Ni de sa mère, assistante sociale, qui a élevé les huit enfants de la tribu, une famille très engagée à gauche " mais jamais communiste "
La santé, levier de la révolte
Le hasard des recrutements le place à l'atelier des pots d'échappement de Peugeot Cycles, filiale du constructeur implantée à Beaulieu, à quelques encablures de Sochaux. Son but ? Usiner, ne pas être repéré et faire avancer la révolution en recrutant discrètement des membres pour le parti parmi les salariés. Le travail à la chaîne s'avère abrutissant, sans aucun intérêt, mais l'ex-étudiant apprécie l'ambiance et... l'exercice physique. Sauf qu'il ne se montre pas un recruteur très efficace. Les journées de labeur ne laissent guère de temps pour faire de la politique et il n'ose gâcher les courtes pauses en cassant les oreilles des collègues. Au bout de deux ans, sollicité par la CFDT, le jeune Hatzfeld devient délégué du personnel et membre du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) : " Cela marchait mieux que la mission révolutionnaire ! On se penchait essentiellement sur la prévention des accidents du travail. Les expositions chimiques et les TMS [troubles musculo-squelettiques, NDLR] n'étaient pas abordés. Je me disais qu'il était possible d'utiliser le levier santé pour mobiliser et révolter les salariés. " Il n'en a pas eu le temps. Quatre ans après son arrivée, le parti lui demande de venir à Paris.
Des années qui suivirent, Nicolas Hatzfeld ne parle qu'avec retenue. La mort des illusions, les remises en question, le détachement de la cause s'opèrent avec une douloureuse lenteur. " Le militantisme sans l'usine perdait de sa séduction. Après l'expérience des Lip2 , je ne sentais plus possibles la même énergie, le même espoir, les mêmes projets. " C'est une longue période de rétablissement intellectuel et professionnel. Responsable de l'imprimerie du parti, le gauchiste prend la tangente, distribue de moins en moins de tracts, reprend les cours d'histoire à l'université. En 1979, il fait tout de même un voyage de trois semaines en Chine. Il ne regarde alors que ce qu'il a envie de voir, et notamment ces jeunes travailleurs qui assemblent des composants électriques pour des Chinois de Hong-Kong, l'exemple de " la violence maximale de l'exploitation ouvrière ". Puis il tourne la page et découvre le plaisir de la pédagogie dans un lycée professionnel, en enseignant l'histoire à ceux qui préparent un CAP, les " futurs ouvriers "
" Observer avec une liberté nouvelle "
Pour autant, Nicolas Hatzfeld n'en a pas fini avec l'usine et Peugeot. Au milieu des années 1990, alors qu'il prépare un diplôme d'études approfondies ouvrant le chemin à la thèse, il est sollicité par un réseau interdisciplinaire de recherche, rassemblant sociologues, historiens et économistes, qui conteste les méthodes de modernisation industrielles japonaises et la pensée unique du lean management. Le voilà chargé d'une enquête de terrain dans l'industrie automobile, qui le conduit de nouveau à Sochaux et... sur les chaînes de montage. Parce qu'il ne se voit pas seulement regarder les ouvriers, il demande à travailler et le fait pendant douze semaines. Avec une petite angoisse : à 45 ans, va-t-il tenir le choc physiquement ? " Débarrassé de mes précédents schémas contraignants de pensée, je pouvais surtout observer ce monde avec une liberté nouvelle. " Revisiter ses repères a été une forme de bonheur. Même s'il n'a pas révélé à ses collègues d'atelier son passé d'établi.
De cette expérience, l'historien a tiré un livre, paru en 2002. Il s'agit de sa thèse, une somme de 600 pages consacrée aux " gens d'usine ", dont il dit qu'elle est trop foisonnante pour rendre hommage à ces derniers avec justesse. Vingt ans après sa jeunesse d'ouvrier, il a vécu in situ les transformations du travail à la chaîne : " Celui-ci a été davantage fragmenté, décomposé, avec des interstices incompressibles entre chaque tâche. Le temps de passage sur la chaîne est deux fois plus court, avec une charge de travail plus régulière et plus pleine, qui laisse moins de part personnelle dans les ajustements. " Comme lui, les ouvriers de Peugeot ont vieilli. Il est frappé, lorsqu'il rencontre les médecins du travail, par le nombre de restrictions médicales, véritable casse-tête pour les ingénieurs de l'organisation et les responsables des ressources humaines. Lui pense usure professionnelle et ne voit pas les TMS : " Pourtant, en 1991, un tract de la CGT alertait sur ce problème spécifique. Parfois les sciences sociales sont en retard par rapport à ce qu'observent les gens du terrain ", reconnaît-il avec humilité.
TMS : deux poids, deux mesures
Nicolas Hatzfeld aurait pu continuer à écrire l'histoire des usines, il se serait même bien vu faire l'ouvrier chez Volkswagen. Mais il s'est ensuite penché sur celle des " pathologies périarticulaires d'origine professionnelle " - une dénomination qu'il préfère au consensuel " TMS " -, ces maladies " entre-deux " où se joue la façon dont on considère les travailleurs dans une société : " Si une personne souffre d'un tennis-elbow, le médecin lui ordonne d'arrêter sa pratique sportive. Dans le monde du travail, rien de semblable : si la régulation par une mobilité d'emploi est impossible, les salariés doivent prendre sur eux. " A ses yeux, il est important que les historiens ne laissent pas le champ du travail aux seuls sociologues. Parce que les premiers peuvent battre en brèche des idées convenues, comme celle qui veut que les syndicats ne s'occupent pas des questions de santé au travail : " Dans les années 1960, la fédération métallurgie de la CFDT relevait déjà les problèmes de charge mentale des femmes travaillant dans les usines d'assemblage à haute vitesse de composants électroniques. "
De son passé militant, l'homme n'a gardé que peu de traces écrites. Seul rescapé ou presque, son premier procès-verbal d'accident du travail quand il était membre du CHSCT à Peugeot. Pourtant, il dit ne rien regretter de son parcours, sauf certains discours qu'il a pu tenir, " beaux et cons à la fois "
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Le terme " établi " désigne un militant maoïste, généralement étudiant, devenu " ouvrier volontaire " en usine afin de diffuser les idées révolutionnaires de son organisation. Le " mouvement d'établissement " a démarré en 1967.
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En 1973, puis en 1976, les ouvriers de l'entreprise horlogère Lip, à Besançon, ont occupé l'usine et relancé en autogestion la production de montres.
Les gens d'usine. 50 ans d'histoire à Peugeot-Sochaux, par Nicolas Hatzfeld, Editions de l'atelier, coll. Mouvement social, 2002.