Libérer le travail pour affaiblir l’extrême droite
Dans Libérer le travail, paru le 15 mars, l’économiste Thomas Coutrot croise les données de l’enquête nationale Conditions de travail de 2016 et les votes par commune au premier tour de la présidentielle de 2017. Il en tire un constat sans appel : le manque d’autonomie dans le travail favorise le vote pour le Front national et l’abstention.
Qu’est-ce qui vous a poussé à analyser la façon dont les salariés vivent leur travail et leurs choix politiques ?
Thomas Coutrot : J’aurais aimé mettre directement en relation le vote des individus et leur perception du travail. Les statistiques existantes ne le permettent pas. Alors, j’ai croisé l’enquête sur les conditions de travail avec les votes par commune. J’ai pu montrer qu’une faible autonomie dans le travail est statistiquement associée à une forte abstention et un vote pour le Front national (FN). Au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, dans les communes où Marine Le Pen obtient ses meilleurs scores, 48 % des personnes se plaignent d’un travail répétitif, contre 31 % seulement dans celles qui ont voté majoritairement en faveur d’Emmanuel Macron ou de François Fillon. Les résultats sont encore plus probants s’agissant de l’abstention. Ce n’est pas seulement que les ouvriers s’abstiennent ou votent davantage FN : même parmi les ouvriers, ceux qui s’abstiennent ou votent FN ont moins d’autonomie que les autres.
Qu’en déduisez-vous ?
T. C. : Nous passons huit heures par jour dans l’entreprise. Nous y acquérons des schémas de comportements et des attitudes qui impriment leur marque sur l’ensemble de la vie hors travail. Il existe une contagion de la passivité et de l’obéissance entre le travail et le politique. Au premier tour, le vote pour le FN est aussi un vote de soumission à un leader, à une figure autoritaire : ce n’est pas un vote d’engagement. Quant à l’abstention au premier tour, elle exprime un sentiment d’impuissance et de résignation qui trouve en partie son origine dans ce qu’on vit dans le travail.
Comme l’indique le sous-titre de votre livre – Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer –, vous reprochez aux responsables de cette famille politique un manque d’intérêt pour les alternatives au travail aliénant. Il y a pourtant eu la réduction de sa durée ?
T. C. : L’idée que, en limitant la durée du travail, on va dégager du temps pour la démocratie, sans contester la division du travail, est illusoire. Si l’on reste soumis dans son travail, même deux heures par jour, on demeure soumis en dehors. J’aimerais contribuer à ce que l’organisation du travail devienne une question pleinement politique. Aujourd’hui, elle est enfermée dans une sphère privée, celle de l’entreprise. Il y a bien le Code du travail, mais il est mal en point. Pourtant, l’organisation actuelle du travail écrase les travailleurs et menace la vie sur la planète : quoi de plus politique ?
La liberté et l’égalité dans le travail, ce n'est pas antagonique avec l’efficacité économique ?
T. C. : Bien au contraire, comme le montrent d’innombrables expérimentations. Les salariés sont les mieux placés pour savoir comment réagir aux aléas, aux imprévus, ce qui améliore l’efficacité. Les personnes les mieux informées prennent alors les décisions. Mais cela ne convainc pas les employeurs, car cela suppose de lâcher prise, d’abandonner du pouvoir et de le déléguer aux travailleurs. Toutes les expériences de management humaniste se sont mal terminées, non pas pour des raisons économiques mais pour des raisons politiques. La démocratie au travail n’est pas compatible avec la dictature des actionnaires.
Quelles solutions proposez-vous pour libérer le travail ?
T. C. : D’abord, le travail collaboratif : des équipes où chacun est à égalité avec l’autre ; chacun prend les décisions qui le concernent et participe aux décisions qui engagent l’équipe. C’est un type d’organisation du travail non hiérarchique, qui produit à la fois des biens et des services efficaces et des citoyens compétents. Mais qui suppose, pour se pérenniser, une autre gouvernance de l’entreprise. Ensuite, il faut placer au cœur de l’organisation du travail l’éthique du « care », c’est-à-dire, de l’attention portée aux conséquences concrètes de l’activité. Prendre soin des clients, des usagers et des produits améliore la qualité du travail et le bien-être des travailleurs. Mais c’est profondément anticapitaliste, car le capital ne s’intéresse et ne veut connaître que le travail abstrait. Par ailleurs, le salaire à vie constitue également une piste utile. Il est important que la rémunération ne dépende pas des tâches réalisées. Cela introduit une rigidité contraire à la fluidité nécessaire à la démocratisation du travail. Il faut séparer le salaire des tâches, et rémunérer les travailleurs en fonction de leurs qualifications. Ces orientations peuvent donner lieu à des mesures que je détaille dans le livre.
Mais comment y parvenir, vu les orientations politiques actuelles ?
T. C. : Il existe une importante littérature sur la souffrance au travail. Celle-ci vient largement du déni de liberté et de démocratie au travail. En revanche, nous disposons de beaucoup moins d’éléments pour comprendre comment – malgré tout ce qu’on leur impose – les gens s’y prennent pour bien faire leur travail. Il est important que les travailleurs prennent conscience que sans leur intelligence et leur dévouement, leurs entreprises feraient faillite. De ce pouvoir pourrait émerger une puissance politique, en défense de la vie. Ce n’est que comme ça qu’on pourra faire bouger les politiques.