Le lien entre santé et travail censuré ?
Suite à des plaintes d'employeurs, les praticiens en santé au travail n'oseraient plus attester un lien entre l'activité des salariés et leur état de santé, de peur d'être sanctionnés. Une forme de censure, dénoncée par certains professionnels.
Est-il encore possible de rédiger un certificat médical attestant un lien entre la santé d'un salarié et son travail ? De plus en plus de médecins se posent cette question. Mettre en lumière ce lien, c'est la mission des praticiens en santé au travail. Pourtant, il semble difficile de pouvoir l'exercer aujourd'hui sans prendre le risque d'être mis en cause par un employeur devant une des instances du Conseil national de l'ordre des médecins (Cnom). L'alerte a été donnée par quelques médecins, dont des certificats ou courriers ont été contestés. Médecin du travail dans l'Ain, Elisabeth Delpuech a ainsi été condamnée en première instance à un blâme disciplinaire. L'affaire vient d'être examinée en seconde instance par le Cnom, qui devrait délibérer dans quelques semaines. Bernadette Berneron, médecin dans une consultation de pathologies professionnelles, a été convoquée à la suite d'une plainte déposée par EDF. En janvier dernier, un autre médecin du travail, Dominique Huez, a écopé d'un avertissement pour avoir "manqué à ses obligations déontologiques".
Un effet dissuasif
Sur son site Internet, un avocat affiche clairement l'angle d'attaque pour les employeurs : "Trop souvent, des médecins établissent des certificats médicaux mentionnant une relation de cause à effet entre les troubles constatés et l'origine que leur patient leur impute." Il appelle à riposter contre ces certificats "tendancieux ou de complaisance". Le Cnom relativise. Entre novembre 2012 et août 2013, sur l'ensemble des plaintes qu'il a reçues, 13 seulement concernaient des médecins du travail. Sur ces 13 plaintes, seules 3 provenaient d'employeurs. "Ces poursuites par des entreprises ne représentent que 1,5 % de l'ensemble des affaires traitées par les chambres disciplinaires des conseils de l'ordre", précise André Deseur, vice-président du Cnom. Mais pour Alain Carré, du syndicat CGT des médecins du travail des industries électriques et gazières, l'essentiel n'est pas lié à la quantité d'affaires : "La santé au travail est un tout petit milieu et le coup du patronat est de toute façon parti. La crainte d'être poursuivi est réelle et produit des effets concrets."
Pour échapper à ce risque, les médecins pratiqueraient une forme d'autocensure. "Dans les réunions de médecins du travail, j'entends désormais des discussions entre collègues qui sont préoccupés de savoir s'ils doivent ou non établir des certificats", rapporte un médecin-inspecteur. "Depuis deux ou trois ans, nous entendons des salariés dire que leur médecin du travail ne fait pas de certificat parce que le Conseil de l'ordre le lui interdit, ce qui ne se produisait pas auparavant", observe Marie Pascual, médecin au sein de la consultation souffrance et travail de l'Umif-Fnath (Association des accidentés de la vie). Même son de cloche du côté de l'association ASD-Pro, qui vient en aide aux victimes de dépressions professionnelles. "Ces plaintes ont cautionné les réticences de certains médecins du travail qui manifestaient une certaine frilosité à l'idée d'attester un lien de causalité entre le travail et l'état de santé", déplore Frédérique Guillon, secrétaire de l'association.
Attester au conditionnel
Outre l'autocensure, la saisine des instances ordinales par les employeurs a d'autres conséquences, tout aussi dérangeantes. Suite aux plaintes, des réunions de conciliation sont organisées par les conseils départementaux de l'ordre, en présence de l'employeur et du médecin, mais en l'absence du salarié concerné par l'écrit. Ces réunions visent à éviter la transmission de la plainte à la chambre disciplinaire, au niveau régional. Et les médecins y sont incités à modifier leur certificat ou leur courrier, afin de mettre un terme à la procédure. C'est ce qui est arrivé à un médecin généraliste, dans le Centre. Son certificat portait la mention d'une situation de "stress professionnel", qui a été remplacée par celle d'un "stress réactionnel".
Ailleurs, c'est une psychiatre qui est convoquée, pour un courrier adressé au médecin-conseil de la Sécurité sociale, appuyant la demande de reconnaissance en maladie professionnelle d'une pathologie hors tableau. "Après avoir eu un long entretien avec le salarié, j'ai écrit que la pathologie était en lien avec le travail, relate la spécialiste. Mais on m'a demandé de reprendre ma lettre après m'avoir expliqué que n'étant pas dans l'entreprise pour procéder à des constats, je ne pouvais affirmer ce lien de causalité." Le même reproche a été adressé à un autre psychiatre, qui tient une consultation en psychopathologie du travail. "J'ai rédigé le compte-rendu d'une consultation pour un salarié d'une petite entreprise dans le commerce qui n'avait pas de médecin du travail, raconte ce dernier. Il m'a été demandé de réécrire le certificat au conditionnel et de préciser que le contenu de ce courrier ne faisait que refléter les propos tenus par le patient."
Combien de médecins sont-ils amenés à revoir leurs écrits ? Il n'existe a priori aucune statistique sur ces réunions de conciliation. "Tous les cas ne sont pas connus, assure Alain Carré. Le simple fait d'être convoqué par le Conseil de l'ordre est quelque chose de très stigmatisant pour un médecin. Beaucoup sont soucieux de garder la confidentialité et de ne pas révéler cette remise en cause de leur pratique professionnelle." Du côté des plaignants, en revanche, la dénonciation est plus aisée. Il leur suffit d'invoquer certaines règles édictées par le Conseil de l'ordre, comme celle qui interdit d'attester une relation causale entre "les difficultés familiales ou professionnelles et l'état de santé présenté par le patient"... Des règles peu compatibles avec l'exercice de la médecine en santé au travail (voir encadré).