L’inutile et préjudiciable chasse aux arrêts de travail
L’Assurance maladie entend faire baisser le nombre de congés maladie en vérifiant les prescriptions des médecins traitants. Les professionnels dénoncent cette campagne de contrôle qui ne tient pas compte du vieillissement de la population active et des difficultés des patients au travail.
Priés de réduire leurs prescriptions d’arrêts de travail pour faire des économies, les médecins se rebiffent. Dévoilé fin juin, le plan de contrôle de la Sécu s’est heurté à une levée de boucliers de la part de six syndicats, et même du Conseil national de l’ordre des médecins. « C’est une campagne massive et violente. Elle déstabilise les professionnels », dénonce Agnès Giannotti, présidente du syndicat MG France. L’Assurance maladie a en effet décidé de cibler un millier de médecins prescrivant les plus forts volumes de congés maladie par patient sur leur territoire, soit 1,5 % des professionnels. Ils devront soit baisser leur nombre d’arrêts afin d’échapper à des sanctions financières, soit recevoir l’aval d’un médecin-conseil lors de la prescription. Des « entretiens d’alerte » concerneront aussi 10 % des généralistes.
Ces mesures sont justifiées par la hausse de 8,2 % des dépenses d’indemnités journalières en 2022, hors Covid, les portant à un « plateau plus élevé qu’avant la crise », selon l’Assurance maladie. Une étude menée par Axa indique que 44 % des salariés se sont arrêtés au moins une fois en 2022, soit 15 points de plus qu’il y a trois ans. Sur la même période, l’assureur note que le taux d’absentéisme a augmenté de 41 % chez les cadres et de 50 % chez les moins de 30 ans. Quant à la croissance des arrêts courts (3 à 7 jours), relevée par une enquête du groupe de protection sociale Apicil, elle semble traduire un « désengagement », lié à une quête de sens » au travail, « un besoin de reconnaissance » ou encore « de fortes attentes en termes de conciliation des temps ».
Pénalisés à cause… des entreprises
Ce constat posé, les médecins dénoncent l’approche purement statistique de la Sécu. « Les arrêts de travail sont vus sous un strict angle économique, sans que soit posée la question des causes de l’augmentation comme les conditions de travail, l’accidentologie, ou l’aggravation de l’état général de la population », s’insurge Ismaël Nureni, du Syndicat de la médecine générale (SMG). Comme ses confrères, il dénonce le procès des arrêts de complaisance : « Il est rare qu’un patient me réclame un arrêt de travail. Au contraire, un nombre important de personnes refuse de s’arrêter. »
Cette chasse ne tient pas compte des spécificités de la patientèle, comme du facteur travail. « Des médecins exerçant près d’entreprises employant des produits toxiques peuvent être pénalisés », signale Marcel Garrigou-Grandchamp, président de la Fédération des médecins de France (FMF) en Auvergne-Rhône-Alpes. Un comble. « Et ce, alors que les entreprises qui génèrent ces arrêts ne subissent aucune majoration, hors régime des accidents du travail et des maladies professionnelles », relève-t-il.
Une généraliste, convoquée par sa caisse d’assurance maladie, témoigne ainsi du nombre conséquent de patients travaillant dans l’industrie agroalimentaire, en Vendée, là où elle est installée. « Par rapport à certains confrères, j’ai moins d’arrêts courts. Ce qui me pénalise, ce sont les arrêts longs, liés aux troubles musculosquelettiques, aux lombalgies, etc. Et ceux pour les gens qui ne vont pas bien moralement », témoigne-t-elle. Bernard Moriau, installé à Nandy (Seine-et-Marne), estime qu’il prescrit « beaucoup » d’arrêts de travail en raison de sa spécialité, l’oncologie, mais aussi à cause de la proximité de son lieu d’exercice avec de grands entrepôts logistiques. Une partie des consultations de ce médecin est également nourrie par la souffrance psychique au travail. Au point qu’une psychologue de sa maison médicale va se spécialiser sur ce sujet. « J’essaie au maximum d’orienter les patients vers les psychologues, mais le problème, c’est que leur consultation coûte 50 euros. Quant aux psychiatres, ils sont très axés sur les médicaments, souligne Bernard Moriau. C’est donc nous qui écoutons les patients. Reconnaître leur souffrance au travail aide à les remettre en selle. »
S’attaquer plutôt au risque de désinsertion
L’allongement de la vie professionnelle génère en outre son lot d’arrêts, qui devraient encore progresser, suite à la dernière réforme des retraites repoussant l’âge légal de départ à 64 ans. Selon l’Assurance maladie, 13 % de la croissance des indemnités journalières, entre 2010 et 2022, s’explique par le vieillissement de la population active. Ceren Inan, statisticien à la direction de l’Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail précise qu’« à état de santé égal, les mauvaises conditions de travail sont associées à davantage de jours de maladie », ainsi qu’à une « hausse des arrêts maladie », bien que modérée par du présentéisme.
En 2022, les arrêts de moins de 30 jours n’ont représenté qu’un cinquième des dépenses. Ce sont les arrêts de six mois et plus qui mobilisent la quasi-majorité des indemnités journalières (45 %). La durée s’allonge en raison de la gravité des pathologies mais aussi à cause des délais pour aller passer des examens chez les spécialistes. En outre, « nous avons beaucoup de mal à remettre au travail une personne en souffrance psychique ou atteinte de troubles musculosquelettiques, si la pénibilité de son activité est toujours présente », assure Jean-Michel Sterdyniak, secrétaire général du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST). Créées par la loi d’août 2021, des cellules de prévention de la désinsertion professionnelle sont désormais à l’œuvre dans les services de prévention et de santé au travail. « Mais elles ne vont s’occuper que des cas individuels, sans remédier aux conditions de travail pathogènes dans les entreprises », objecte Jean-Michel Sterdyniak. Avec à la clé, comme aujourd’hui, des dizaines de milliers d’avis d’inaptitude délivrés chaque année qui se soldent par un licenciement.
Médecin du travail dans le Haut-Jura, Bénilde Feuvrier teste, de son côté, le « rendez-vous de liaison » mis en place par la réforme de 2021, afin que l’employeur et le salarié se rencontrent pendant le congé maladie pour faire le point. « Cela peut permettre de rouvrir le dialogue à la suite d’un conflit ou d’une incompréhension, estime-t-elle. Parfois, en cas d’arrêt de travail long, les salariés n’osent pas revenir. »