L'Italie donne une leçon de justice à la France
En condamnant deux industriels de l'amiante à seize ans de prison, la justice italienne a choisi de donner gain de cause aux victimes. Un verdict qui tranche avec les atermoiements de l'Etat français concernant l'ouverture d'un procès pénal.
Le 13 février dernier, au palais de justice de Turin, Romana Blasotti Pavesi, 83 ans, écoute, le visage tendu, la lecture du jugement dans le procès Eternit. Un procès pénal gigantesque, le plus grand jamais organisé au monde sur la catastrophe de l'amiante, et en matière de sécurité au travail. Il opposait 6 000 parties civiles (victimes, proches de victimes, syndicatssécurité sociale italienne...) à deux ex-actionnaires d'Eternit, l'ancienne multinationale de l'amiante-ciment. Dans un silence de plomb, le Belge Louis de Cartier de Marchienne et le Suisse Stephan Schmidheiny ont été reconnus coupables de la mort de 3 000 personnes, exposées à la poussière blanche et mortelle sur et autour des quatre sites italiens d'Eternit, dont 1 800 pour la seule ville de Casale Monferrato (Piémont). Ils ont été condamnés à seize ans de prison et 250 millions d'euros de dommages et intérêts.
" Justice est faite, dit Romana Blasotti Pavesi, présidente de l'Afeva, l'association italienne des familles de victimes de l'amiante, aux journalistes qui l'assaillent. Mais personne ne pourra nous rendre ceux que nous avons perdus. " Comme son mari, sa fille, sa soeur, son neveu, sa cousine, tous morts d'un mésothéliome - cancer de la plèvre dû à l'amiante - pour avoir travaillé à l'usine Eternit, dans le cas de son époux, ou vécu à proximité de celle-ci. Personne ne lui rendra non plus ses amis et voisins de Casale Monferrato, où les morts continuent au rythme de 50 par an, alors que l'usine a fermé ses portes en 1986 et que la fibre tueuse est interdite en Italie depuis 1992.
" Le jour de la vérité "
Pour Nicola Pondrano, cofondateur de l'Afeva, ce 13 février est " le jour de la vérité ". Il espère que " ce jugement aura une portée internationale, afin que l'amiante ne soit plus utilisé ni travaillé nulle part au monde ". Interdit en France en 1996, dans l'Union européenne en 2005, le magic mineral, dont la dangerosité est avérée depuis des décennies, est toujours exploité en Chine, en Inde, en Russie, au Brésil... Selon l'Organisation internationale du travail, 100 000 personnes en meurent chaque année, dont 1 200 en Italie, plus de 3 000 en France, 10 000 aux Etats-Unis... Le jugement de Turin a suscité l'espoir chez toutes les victimes de l'amiante. Dans l'Hexagone, Pierre Pluta, président de l'Association nationale de défense des victimes de l'amiante (Andeva), veut croire qu'" après ce jugement, plus rien ne pourra être pareil. Ce verdict doit servir d'exemple ".
Les anciens ouvriers d'Eternit en France ont subi les mêmes conditions de travail que leurs collègues italiens et le nombre de victimes par établissement est sensiblement le même. " Pourtant, le traitement judiciaire dans notre pays est radicalement différent ", souligne Jean-Paul Teissonnière, un des avocats qui défendent les victimes françaises de l'amiante depuis seize ans. En décembre dernier, les mises en examen de six hauts responsables d'Eternit France ont été annulées par la cour d'appel de la chambre d'instruction, qui a invoqué des vices de procédure. La juge d'instruction en charge des dossiers amiante au pôle de santé publique du tribunal de grande instance de Paris, Marie-Odile Bertella-Geffroy, a été dessaisie du dossier sur la mort d'anciens salariés d'Eternit. " Un dossier sur lequel elle travaillait depuis sept ans et qui représente 13 mètres cubes de documents, précise Michel Parigot, vice-président de l'Andeva. Le confier à deux nouveaux magistrats, dont l'un qui part bientôt en retraite et l'autre qui croule sous l'affaire du Mediator, c'est l'enterrer. "
Différence de moyens
Le procès pénal que les victimes françaises réclament depuis les premières plaintes en 1996 est donc au point mort" Il y a une volonté politique de bloquer ce procès, dénonce Pierre Pluta. Les victimes seront à six pieds sous terre que ce dossier n'aura pas encore été instruit, ni les responsables de milliers de morts jugés ! " Me Teissonnière pointe " l'écart vertigineux entre l'attitude des institutions françaises et celle des institutions italiennes.Ce qui s'est passé à Turin est un modèle sur le plan pénal, par la hauteur de la peine - seize ans, c'est ce qu'on réserve aux criminels en France -, par le statut des personnes visées - les membres du conseil d'administration - et parce qu'il s'agit d'une incrimination collective qui prend en compte la globalité du drame ".
Pour tirer les leçons du procès Eternit, le Syndicat de la magistrature et l'association Interforum (voir encadré page 8) ont invité le procureur de Turin, Raffaele Guariniello, à venir relater son expérience. Son exposé à la Maison du barreau de Paris, fin février, a été lumineux et a fait rêver magistrats et avocats français, en évoquant le pouvoir et les moyens dont dispose le parquet italien. Depuis le début des années 1970, ce procureur coordonne une large équipe composée de magistrats, policiers, scientifiques et informaticiens, spécialisés dans la protection de la santé au travail. La juge Bertella-Geffroy, elle, a toujours déploré la faiblesse de ses moyens : une équipe de quatre personnes qu'elle n'a jamais pu composer elle-même, un seul officier de police judiciaire affecté au dossier Jussieu et, pour Eternit, des commissions rogatoires soumises au bon vouloir, plutôt faible, de l'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique (Oclaesp). Difficile, donc, de mener des enquêtes judiciaires " à la Guariniello ", avec les méthodes musclées qu'il a imposées.
" Avant, en matière d'accidents ou de maladies professionnelles, le magistrat allait sur les lieux, rencontrait des camarades de travail de la victime, demandait à l'entreprise des documents, explique le procureur italien. Mais cette stratégie d'enquête s'est avérée insuffisante. L'entreprise ne transmettra pas spontanément des documents mettant en évidence ses carences en matière de sécurité et contribuant à établir la responsabilité des hauts dirigeants. Il faut recourir aux perquisitions, aux écoutes téléphoniques, à la saisie des ordinateurs. " Autre outil considérable dont s'est doté depuis quinze ans le parquet de Turin : l'" observatoire des tumeurs perdues ", comme l'appelle poétiquement Raffaele Guariniello. Une structure destinée à mettre en visibilité les cancers professionnels qui, autrement, se perdraient dans les archives des municipalités et des hôpitaux, et à " fournir des preuves pour établir des responsabilités et mener des procès ".
Une jurisprudence adaptée en Italie
Le procureur insiste également sur trois facteurs sans lesquels son cheminement " dans le Code pénal italien à la recherche des incriminations les plus adaptées " aurait été impossible : " L'indépendance du ministère public par rapport au politique ; sa capacité de poursuivre, de sa propre initiative, des infractions sans attendre dénonciations ou plaintes ; l'obligation qui lui est faite par la loi d'exercer l'action pénale. " En France, il n'y a pas obligation mais " opportunité des poursuites "... Le parquet de Turin a ainsi réussi, au fil des procès, à forger une jurisprudence adaptée. " Longtemps, on a reproché aux entrepreneurs l'homicide involontaire et les lésions personnelles involontaires, indique Raffaele Guariniello. Puis, nous avons commencé à utiliser le délit de désastre involontaire, soit tout "événement destructeur d'ampleur extraordinaire" susceptible de "compromettre la sécurité d'un environnement de vie ou de travail". Enfin, on est arrivé au dol. " C'est-à-dire l'intention, par opposition à la faute par imprudence. Pour aboutir à l'homicide volontaire et au désastre volontaire, le procureur a retrouvé une disposition pénale négligée : l'omission volontaire des mesures de sécurité au travail.
Le Code pénal français ignore le délit de désastre. " On ne peut parler que d'homicide involontaire ", regrette Me Teissonnière, ce qui limite les peines - très rares de toute façon dans ce domaine - à cinq ans maximum. " La délinquance sociale et environnementale est ainsi moins punie que les accidents de la circulation !, s'indigne l'avocat. L'aspect collectif comme l'intentionnalité ne sont pas pris en compte, alors que dans le cas d'Eternit, s'il n'y avait pas volonté de provoquer la mort, l'éventualité du risque était bien établie par les dirigeants. " Au-delà des réformes nécessaires pour adapter l'échelle française des peines, reste l'obstacle de la volonté politique. " En France, les procureurs ont une culture de la soumission et de la dépendance au pouvoir politique, commente Jean-Paul Teissonnière. Pour l'amiante, les parquets n'ont jamais pris l'initiative des poursuites. Elles ont été mises en oeuvre par les victimes. La seule intervention d'un parquet, c'est celle du procureur de Mâcon, en 1996, lors d'une procédure en indemnisation devant le tribunal des affaires de Sécurité sociale. Il a débarqué en audience pour dire aux victimes qu'elles s'étaient trompées de procès et qu'Eternit n'avait pas commis de faute ! "
L'Etat français veut tourner la page
A l'Andeva, Alain Bobbio, secrétaire général, estime que l'Etat refuse qu'on aborde le drame de l'amiante pour ne pas soulever la question de la complaisance des pouvoirs publics envers les industriels. Les avancées obtenues en France sur la question de l'indemnisation des victimes, avec la reconnaissance de la " faute inexcusable " de l'employeur, pèsent peut-être aussi. " Le gouvernement, qu'il soit de droite ou de gauche, nous rétorque toujours que les victimes de l'amiante ont obtenu des indemnisations, que le procès pénal serait sans objet ", observe Alain Bobbio. Mais c'est oublier que le procès pénal a aussi la fonction d'énoncer des interdits dans une société et peut jouer un rôle dans la prévention.