L’opposition séculaire du patronat à la présomption d’origine
L’origine multifactorielle des maladies a toujours été mise en avant par les représentants des employeurs pour contester leur indemnisation à titre professionnel. Un vieux débat, réactivé récemment, motivé par le refus du compromis autour de la présomption d’origine.
Depuis janvier 2022, à l’initiative de la direction générale du Travail, une réflexion est engagée au sein du Conseil d’orientation des conditions de travail sur de nouvelles modalités de reconnaissance de certaines maladies professionnelles, comme les troubles musculosquelettiques ou les pathologies cancéreuses, au regard de leur nature multifactorielle. C’est-à-dire le fait qu’elles peuvent avoir différentes causes. Cette multifactorialité serait source de complications, concernant la prise en charge des pathologies dans le cadre du système des tableaux.
Contrairement aux apparences, cette réflexion n’a rien d’original. Elle s’inscrit en effet dans une longue histoire de résistance de la part des industriels, opposés à l’indemnisation des préjudices sanitaires liés au travail. Faut-il le rappeler, la loi de 1919 sur la prise en charge des maladies professionnelles n’a pu être votée qu’au terme de près de quarante ans de débats, souvent très vifs. En 1910, Jules-Louis Breton, député du Cher et principal artisan du projet de loi, s’irrite encore de « l’absurdité véritable » de la législation de l’époque, qui exclut du bénéfice de la réparation « les empoisonnements », souvent plus graves que les accidents du travail, alors qu’ils résultent « de la manipulation de substances vénéneuses, manipulations qui constituent pourtant l’essence même du travail de l’ouvrier ».
Un compromis, péniblement construit
Au sortir de la Première Guerre mondiale, le texte, fortement amendé, est enfin voté par le Parlement. Il énonce que sont présumées d’origine professionnelle toutes les maladies inscrites sur des tableaux, qui combinent des critères médicaux, des activités et expositions à risque, et des délais permettant d’engager la responsabilité des employeurs concernés. Ce texte représente un compromis, péniblement construit, qui prend justement en considération la nature multifactorielle des pathologies, alors l’une, sinon la principale, des objections avancées pour ne pas voter la loi.
En amont du vote, Paul Beauregard, professeur de droit, député de la Seine et président d’une association patronale, l’Union du commerce et de l’industrie pour la défense sociale, peut ainsi ironiser devant la Chambre des députés au sujet de la liste des maladies retenues dans le tableau concernant les expositions au plomb : « Je trouve l’encéphalopathie. C’est un mot redoutable, mais qui veut dire : mal à la tête, disposition à des maux de tête. Vous affirmez que c’est parce qu’on manie du plomb que l’on a de l’encéphalopathie ; c’est très possible, ce n’est nullement certain ; c’est une présomption extrêmement hardie. Vous en dites autant de l’anémie progressive, de la néphrite, de la goutte. Vous aurez beau dire, la néphrite, la goutte peuvent tenir à de toutes autres causes qu’à l’exercice de telle ou telle profession. »
Dans une longue intervention, il évoque aussi l’ouvrier qui, « s’il est un peu actif, peut avoir chez lui une sorte de petit atelier où il manie le plomb », s’insurge contre l’inscription des « tremblements » liés à l’intoxication au mercure dans les tableaux, en rappelant qu’il « y a aussi l’alcool » qui les provoque. « Sans prédisposition, sans faiblesse organique, il n’y a pas de maladie, même professionnelle », soutient même un mémoire transmis par son association patronale. À sa suite, d’autres députés rappellent que le travail n’occupe que dix heures dans la journée et qu’il en reste quatorze durant lesquelles l’ouvrier peut s’intoxiquer de lui-même. Ils dénoncent l’arbitraire et l’iniquité d’une telle loi, qui fait peser sur les industriels des charges menant à leur ruine, tandis qu’Alexandre Lefas, avocat et député d’Ille-et-Vilaine, suggère de parvenir à identifier parmi les ouvriers « ceux qui subissent trop vite et trop facilement les atteintes des maladies professionnelles ».
Le principe d’une indemnisation forfaitaire
La multifactorialité des maladies est ainsi au cœur de débats médicaux et juridiques. Il apparaît aussi que la loi permettra effectivement qu’un ouvrier peintre exposé au plomb soit indemnisé pour une paralysie quand bien même elle ne serait pas d’origine saturnine.
Mais comme le rappelle Gilbert Laurent, député de la Loire et rapporteur du projet de loi devant la Chambre des députés, à l’instar du compromis déjà élaboré pour les accidents du travail : « On nous dit, avec une certaine raison, que l’ouvrier trouverait toujours un médecin pour certifier l’origine professionnelle de la maladie ; à plus forte raison pourrons- nous dire que le patron trouvera toujours un médecin pour certifier l’origine non professionnelle de la maladie. Il se produira donc une lutte entre deux certificats délivrés par deux médecins choisis par deux intéressés, et vous serez obligés de recourir à un surarbitre. […] Vous retomberez immédiatement dans des difficultés, des frais de justice, des longueurs de procédure que nous avons voulu éviter en prenant comme principe, comme point de départ de la loi sur les maladies professionnelles, le forfait. »
Ainsi, face à l’incertitude irréfragable sur la causalité médicale, le principe d’une « indemnité transactionnelle et forfaitaire » reconnaît de facto une responsabilité partagée dans la survenue des maladies, une part du dommage restant à la charge des victimes elles-mêmes. Ce forfait compense le principe de la présomption d’origine, aux fondements de la loi sur la réparation des pathologies professionnelles, un principe régulièrement remis en cause par les représentants des employeurs. L’exploration des comptes-rendus des séances de la commission paritaire en charge des maladies professionnelles depuis 1920 en donne de nombreuses illustrations.
Le premier tableau annexé à la loi, le tableau n° 1 sur les pathologies liées au plomb, en est un bon exemple. Moins de dix ans après le vote de la loi, face à un représentant des employeurs qui s’inquiète de la prise en charge des rhumatismes dits saturnins, une affection multifactorielle s’il en est, le Pr Victor Balthazard, président du Conseil national de l’ordre des médecins, doit rappeler « qu’il ne faut pas perdre de vue le caractère forfaitaire de la nouvelle législation » et repréciser le compromis initial : « Un ouvrier qui travaille dans l’une des industries indiquées au tableau annexé à la loi, qui est employé à des travaux toxiques et qui aura des rhumatismes, devra être considéré comme atteint de rhumatismes saturnins, sauf le cas où le patron pourra établir l’origine tout à fait différente de ces rhumatismes. »
Des positions caricaturales
Au milieu des années 1980, lorsqu’il est question d’inscrire le « syndrome douloureux abdominal » et les « troubles neurologiques organiques » dans ce même tableau, le médecin représentant la CGPME, soit les petites et moyennes entreprises, s’étonne « que l’on n’évoque pas l’alcoolisme », caricaturant à outrance le compromis de 1919 : « Il ne faut pas oublier que ce sont les entreprises qui payent des alcooliques au titre des maladies professionnelles. »
Un autre médecin, représentant le Conseil national du patronat français (CNPF), s’inquiète du fait qu’« un travailleur malhonnête et un médecin malhonnête peuvent, avec le tableau actuel, présenter n’importe quelle colique au titre du syndrome douloureux abdominal ». Ils exigent donc et obtiennent l’ajout d’une mention ainsi rédigée dans le tableau finalement adopté en 1989 : « Troubles neurologiques organiques à type d’altération des fonctions cognitives, dont l’organicité est confirmée après exclusion des manifestations chroniques de la maladie alcoolique, par des méthodes objectives. »
Outre son absurde complexité, cette définition revient à remettre en cause le principe de présomption d’origine, et elle sera annulée pour ce motif en 2010 par une décision du Conseil d’Etat. Une autre réalité, en revanche, reste bel et bien absente des tableaux, encore aujourd’hui : celle des expositions multiples auxquelles sont confrontés des milliers de salariés dans le cadre de leur travail, qui représentent autant de facteurs cumulés et professionnels de dégradation de leur état de santé.