La loterie de la reconnaissance des dépressions
Selon des données statistiques de la Sécurité sociale, la reconnaissance de l'origine professionnelle des maladies psychiques liées au travail, déjà faible en soi, varie qui plus est dans de fortes proportions entre les régions françaises. Analyse.
Dites-moi où vous habitez, je vous dirai quelle est votre chance de faire reconnaître l'origine professionnelle de votre pathologie psychique. Des différences notoires de prise en charge entre les régions ressortent en effet du rapport d'activité des comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles (C2RMP), émanant de la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam) et que Santé & Travail a pu consulter. Si La Réunion, l'Auvergne, la Bretagne et l'Alsace affichent en 2016 un taux de reconnaissance de pathologies psychiques en maladies professionnelles (MP) de près de 80 % (82,9 % pour l'Alsace), la région Centre se contente de 23,3 %, le taux le plus bas du territoire national.
"Hétérogène et fluctuant"
Pourquoi de telles variations alors que les règles et préconisations en matière de prise en charge sont censées être les mêmes partout ? Ces questions ont fait l'objet d'une communication scientifique courant septembre à Mexico, à l'occasion d'une conférence sur l'organisation du travail et les risques psychosociaux tenue à l'initiative de la Commission internationale de la santé au travail (Cist).
Tout d'abord, un petit rappel de procédure : lorsqu'il n'existe pas de tableau de maladie professionnelle, ce qui est le cas pour les pathologies psychiques, les caisses de sécurité sociale confient les demandes de reconnaissance aux C2RMP (voir "Repère"). En janvier 2013, à la suite de travaux du Conseil d'orientation des conditions de travail (Coct), une lettre réseau de la Cnam a été envoyée aux C2RMP avec des recommandations visant à remédier à un traitement des demandes jugé trop "hétérogène et fluctuant". Un guide a également été actualisé. Dans ces différents documents, une vigilance accrue est recommandée pour trois pathologies psychiques dont la littérature scientifique établit un lien avec des facteurs de risque professionnels : les troubles anxieux, les dépressions et le stress posttraumatique. Manifestement, cela n'a pas suffi à harmoniser les pratiques.
Un des deux auteurs de l'étude présentée à Mexico, Jean-Dominique Dewitte, professeur de médecine du travail au CHU de Brest, avance plusieurs raisons possibles à ces écarts régionaux : "Récemment, les conditions pour une reconnaissance se sont assouplies. Ainsi, une stabilisation de la pathologie n'est plus exigée. Malgré tout, les éléments dont nous disposons pour statuer en C2RMP demeurent encore souvent flous." Et le praticien de renchérir : "Il est recommandé de faire appel à un psychiatre pour une expertise indépendante. Dans certains départements, nous avons beaucoup de peine à en trouver."
"Intervenants pas forcément à l'aise"
Jean-Dominique Dewitte pointe également la difficulté, pour un spécialiste, de mesurer le taux d'incapacité permanente prévisible, qui doit s'élever au minimum à 25 % pour pouvoir accéder au système complémentaire hors tableau et, donc, au C2RMP. Second auteur de l'étude, Quentin Durand-Moreau, praticien hospitalier exerçant également au CHU de Brest, ajoute que "les universitaires en médecine du travail sont de moins en moins nombreux et les intervenants en C2RMP ne sont pas forcément tous très à l'aise avec la thématique des maladies psychiques".
De son côté, l'association Santé et médecine du travail (SMT), dans le numéro d'octobre 2016 de sa revue Les Cahiers du SMT, a fait état de certains dysfonctionnements notés par ses membres, comme des C2RMP statuant sans médecin-inspecteur régional du travail, alors que c'est normalement obligatoire. A l'issue du rapport de la mission d'information parlementaire sur l'épuisement professionnel, paru en février 2017, son rapporteur, Gérard Sebaoun (ancien député socialiste), a lui aussi pointé ces dysfonctionnements. Il proposait notamment de renforcer la capacité de traitement des dossiers du système actuel et d'"améliorer la transparence et la procédure d'instruction des dossiers". Une instruction qui, pour être bien menée, nécessite une enquête de terrain conduite par un agent de la Sécurité sociale. Or le rapport parlementaire a constaté là aussi des déficiences concernant les moyens en agents enquêteurs. "Lorsque, pour un dossier, nous pouvons avoir une vision collective, soit par le biais d'une expertise demandée par un CHSCT, soit par un constat d'antécédents de cas rapporté par l'ingénieur-conseil de la Carsat [Caisse d'assurance retraite et de la santé au travail], cela nous aide beaucoup", confirme le Pr Dewitte. Autant de conditions souvent difficiles à réunir.
Pour éviter une procédure jugée trop lourde, les associations assistant les victimes recourent à des stratégies de contournement. "Nous invitons souvent ceux qui veulent engager une procédure de reconnaissance à le faire au titre des accidents du travail, lorsque les conditions sont réunies : c'est moins long et moins exigeant que les procédures en reconnaissance d'une maladie professionnelle devant le C2RMP", explique Michel Lallier, président de l'Association d'aide aux victimes et organisations confrontées aux suicides et dépressions (ASD-Pro).
Tableau ou pas tableau ?
D'une manière générale, la réparation des pathologies psychiques professionnelles demeure insuffisante. Seuls 596 cas ont été reconnus l'an dernier. Et encore ce chiffre est-il en nette progression par rapport aux quelques dizaines de cas reconnus et réparés au début de la décennie. Les troubles psychiques sont pourtant devenus "le premier motif de consultation dans les centres de consultation de pathologies professionnelles", rappelle Gérard Lasfargues, professeur en médecine du travail et directeur général adjoint scientifique de l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses).
Pour arriver à un nombre de reconnaissances de maladies psychiques liées au travail reflétant plus fidèlement l'ampleur du phénomène, serait-il pertinent de créer un ou plusieurs tableaux de maladies professionnelles ? Cette solution, plébiscitée par certains - les travaux du Coct la rendraient possible -, est fermement refusée par le patronat. Et aucun gouvernement n'a souhaité s'engager sur le sujet. Elle suscite aussi beaucoup de scepticisme. En particulier concernant la reconnaissance du très médiatique burn-out, souvent mis en avant de par son ampleur supposée, mais qui n'est pas considéré par la nomenclature internationale comme une véritable pathologie. Pour Gérard Lasfargues, la création d'un tableau serait plutôt un obstacle à la prévention. "Le burn-out correspond à des situations de travail potentiellement génératrices de pathologies psychiques, telles des dépressions avérées, indique-t-il. Le considérer comme une pathologie ou même un syndrome risque de renvoyer à la seule prise en charge individuelle des personnes victimes. Si l'on veut sortir de ces situations d'"épuisement", il y a nécessité de pouvoir mettre en débat le travail, principalement les facteurs organisationnels et managériaux délétères qui sont à l'origine de ces situations."