Lubrizol : une réouverture trop précoce ?
Quatre mois après l’incendie qui a ravagé les entrepôts de Lubrizol à Rouen et ceux, contigus, de Normandie Logistique, l’enquête sur l’origine du sinistre se poursuit. L’activité a été relancée le 13 décembre, au grand soulagement des salariés mais au grand dam des riverains.
Le contraste est frappant : alors que l’association d’habitants Rouen Respire a entamé une action en justice pour obtenir l’annulation de l’autorisation préfectorale ayant permis à l’usine Lubrizol de relancer la production le 13 décembre dernier, les représentants des salariés de l’entreprise expriment eux un profond soulagement. L’enquête pour déterminer l’origine de l’incendie du 26 septembre 2019, d’abord ouverte contre X pour mise en danger d’autrui, vise depuis décembre Lubrizol et son voisin, Normandie Logistique, pour des manquements à la sécurité « ayant pu porter une atteinte grave à la santé et à la sécurité, et dégrader substantiellement l’environnement ». Rouen Respire estime le redémarrage « précipité », « justifié par des raisons purement économiques » – Lubrizol Rouen, gros contributeur fiscal pour la métropole rouennaise, représente 420 emplois directs, dont 80 équivalents temps plein chez les sous-traitants, et près de 2 000 emplois indirects dans la région. Selon l’association, celui-ci est susceptible de faire peser un risque sur la population, « les causes de l’incendie n’étant pas élucidées ».
Des syndicats acquis à la reprise
Au contraire, pour le secrétaire du comité social et économique (CSE) de l’usine, Francis Malandain, les salariés ont travaillé sans relâche depuis fin septembre pour pouvoir reprendre au plus vite l’activité en toute sécurité. Il dit comprendre « les inquiétudes sincères » des habitants. Mais, assure-t-il, la réunion du comité de suivi1
organisée le 17 janvier sur le site a permis de montrer aux riverains et élus locaux présents que « nous avons rempli toutes les conditions imposées par l’arrêté préfectoral pour redémarrer la production : dispositif de détection d’incendies renforcé, fosses de rétention étendues et accroissement des moyens d’extinction de feu ». Depuis novembre, les élus CFE-CGC, CFDT ou CFTC – seuls syndicats représentés depuis quelques années dans cette usine implantée à Rouen il y a soixante-cinq ans – sont sortis du silence dans lequel ils s’étaient cantonnés depuis l’incendie, qui a vu plus de 9 500 tonnes de produits chimiques partir en flammes et fumées. Ils ont choisi de défendre devant les médias la réouverture du site, tandis que la direction de Lubrizol la réclamait auprès des autorités. A l’inverse, ils n’ont pas donné suite aux demandes du collectif unitaire, composé d’organisations syndicales, d’associations de sinistrés et de défense de l’environnement, qui mène une enquête indépendante sur le sinistre.
Devant la commission d’enquête parlementaire au Sénat le 19 novembre ou quand Santé & Travail les rencontre, le 26 novembre à Rouen, les représentants des salariés tiennent un discours circonspect, étonnamment stéréotypé, uniforme, comme calqué au mot près sur celui de la direction de leur entreprise. Syndicaliste CGT, membre du collectif santé-travail de la Fédération des industries chimiques, Philippe Saunier ne s’en étonne pas : « Après un accident industriel, les salariés se replient sur eux-mêmes et le chantage à l’emploi pratiqué systématiquement dans ces cas-là par les directions parasite toutes leurs réactions. On avait observé la même chose chez les salariés d’AZF après l’explosion à Toulouse en 2001. »
Un sentiment d’injustice
Comme tous ses collègues, Francis Malandain, salarié chez Lubrizol depuis trente et un ans, a ressenti au lendemain du sinistre un profond « sentiment d’injustice », avec « l’impression d’être traîné dans la boue ». Injustice car, à leurs yeux, Lubrizol n’est pas responsable du sinistre. Ce que martèlent les responsables syndicaux : « Le feu a pris à l’extérieur du site et non pas dans le bâtiment qui a été ravagé, affirme le secrétaire du CSE. S’il y a eu une erreur, ce n’est pas la nôtre et on en est victimes ! » Aurélien Poturalski, chimiste, qui travaille en 3 X 8 week-end compris, était à son poste la nuit de l’incendie. « Cela ne peut être qu’un acte malveillant, affirme-t-il. C’est un endroit où l’on ne stocke que des produits finis, qui ne peuvent pas s’autoenflammer. Pour déclencher un feu, il faut qu’il y ait une source de chaleur importante ; or il n’y en a pas dans cet atelier. » Message répété encore par Cédric Barreau, délégué syndical CFDT : « Le feu a démarré dehors. » Il exclut aussi toute responsabilité des salariés de Netman, la société de nettoyage sous-traitante qui gère les activités de stockage et d’enfûtage des produits chimiques dans l’atelier sinistré.
En revanche, les représentants syndicaux mettent en avant la culture de la sécurité et la maîtrise dont ont fait preuve les « Lubrizoliens » la nuit du sinistre. Les « opérateurs incendie », qui sont pompiers amateurs, sont intervenus « pour maîtriser le feu et mettre en sécurité le site, tandis que d’autres salariés installaient des barrières pour prévenir la propagation du feu et éloignaient les fûts de produits dangereux (comme le pentasulfure de phosphore), évitant ainsi un drame majeur », relate Francis Malandain. « Tous ont montré beaucoup de sang-froid et de solidarité, poursuit-il. Les pompiers ont dit que nos équipes avaient bien réagi. C’est la preuve que nos formations sécurité fonctionnent ! »
Priorité à la sauvegarde des emplois
Aussi la réouverture de l’usine est vite devenue la principale préoccupation. « Tous les salariés la souhaitent, on n’attend que ça ! », déclarait Francis Malandain à Santé & Travail, en novembre, ajoutant : « C’est possible car l’outil productif est intact. » Le secrétaire du CSE nous avait alors conduits au dernier étage du bâtiment administratif de Lubrizol. De là, on surplombe toute l’usine. Une palissade blanche séparait en effet un vaste champ de ruines carbonisées d’une zone avec des bâtiments intacts. « Les analyses atmosphériques et surfaciques réalisées sur le site sont rassurantes, conformes aux exigences de la réglementation », insistait-il. Même l’incertitude concernant l’impact sur la santé des 150 salariés exposés aux fumées durant la nuit de l’incendie ne constitue pas un frein. « Les analyses de sang et d’urine [réalisées dix jours après l’incendie, puis renouvelées en décembre, NDLR] n’ont rien montré d’anormal », précise le secrétaire du CSE.
C’est la sauvegarde des emplois qui monopolise l’attention des organisations syndicales. « Plus l’arrêt de l’activité perdure, plus les clients vont voir ailleurs et une fois qu’on les a perdus, ça devient compliqué ! », alertait en novembre Cédric Barreau, acheteur pour l’ensemble des usines européennes de Lubrizol. « On nous parle d’hémorragie de clients, on a peur que la rentabilité diminue et que l’usine ferme », complétait Francis Malandain. La reprise partielle de la production a été un « grand soulagement », admet-il au téléphone en janvier, mais il règne encore, selon lui, une « énorme inquiétude » au sein du personnel. « Les capacités de stockage étant désormais réduites, on doit travailler à flux tendu, il faut mettre en place une nouvelle chaîne logistique. »
Protéger la parole des salariés
Docteur en histoire de l’environnement et spécialiste de la gestion des risques industriels, Renaud Bécot observe que « l’attitude des délégués syndicaux de Lubrizol, qui s’expriment rarement en public et produisent un discours très proche de celui de la direction, est typique des syndicats maison, sans aucune ouverture sur l’extérieur ». Le site n’est pas réputé pour sa combativité syndicale. « Selon des militants des sites industriels voisins, au lendemain de l’accident de 2013 [une fuite de gaz mercaptan, NDLR], les salariés de Lubrizol relayaient ce que disait la direction, dans une culture d’entreprise très liée au patron. A l’époque, il n’y avait aucune section syndicale. »
Pour que les salariés de Lubrizol puissent s’exprimer sans crainte, il faudrait « inventer un dispositif public assurant à ces travailleurs que leur parole est protégée ». Car rien n’existe aujourd’hui, la loi sur les lanceurs d’alerte n’étant pas adaptée au monde de l’entreprise. Et Renaud Bécot de rappeler que précédemment, « les CHSCT ont joué un rôle central pour faire sortir des informations, émettre des alertes préventives, signaler des dysfonctionnements dans l’entreprise, documenter leur origine ». La catastrophe de Lubrizol, premier accident industriel d’ampleur depuis les ordonnances Macron qui ont entériné la dissolution des CSHCT au sein de l’instance unique du CSE, pourrait ainsi avoir un caractère historique. « Elle constituera un test pour mesurer l’impact de la liquidation de cette structure de vigilance collective », conclut le chercheur.
- 1Le comité de suivi ou « comité transparence et dialogue », mis en place en octobre par le gouvernement pour rassurer la population, réunit le préfet, les services de l’Etat, les élus et les associations de sinistrés ou environnementales.