La lutte des Penarroya contre le plomb
En 1971 et 1972, les ouvriers immigrés des usines Penarroya, spécialisées dans le retraitement du plomb, ont défendu leur droit à la santé par la grève, avec le soutien de médecins, ouvrant ainsi la voie à une meilleure prise en charge du saturnisme.
Le 9 février 1972, les 105 ouvriers de l'usine Penarroya de Gerland, à Lyon, se mettent en grève illimitée. Ils veulent de meilleurs salaires, de meilleures conditions de travail, de logement et de santé. Les revendications sur la santé au travail sont au coeur de la mobilisation. Les ouvriers dénoncent notamment un diagnostic trop tardif du saturnisme et des dispositifs de prévention insuffisants. Car l'usine Penarroya de Lyon récupère et retraite du plomb, notamment celui des batteries automobiles. Il en est de même pour les quatre autres usines Le Nickel-Penarroya-Mokta - alors premier producteur français de plomb - situées à Noyelles-Godault (Pas-de-Calais), à Escaudoeuvres (Nord), à Saint-Denis, en région parisienne, et à l'Estaque, près de Marseille. Comme les autres sites du groupe, celui de Lyon emploie en majorité des travailleurs immigrés, issus pour l'essentiel du Maghreb et exposés quotidiennement aux dangers du saturnisme.
Les images de l'époque montrent des usines enfumées, où les ouvriers travaillent sans protection ni aération, cassant les batteries à la hache, sans gants, ni chaussures, ni visières de sécurité. Les témoignages concordent pour dénoncer l'inefficacité des comités d'hygiène et de sécurité (CHS) dans les usines du groupe. Les CHS, il est vrai, n'ont été dotés que d'un pouvoir consultatif par le décret d'août 1947 qui les a institués. Mais leur inefficacité s'explique aussi en partie par l'absence de structuration collective des ouvriers et d'implantation syndicale, du moins jusqu'en 1970 dans l'usine de Saint-Denis et jusqu'en 1971 dans celle de Lyon. Quoi qu'il en soit, la façon dont les ouvriers de l'usine de Saint-Denis, filmés en janvier 1971, nomment leur CHS parle d'elle-même : " Le comité d'hygiène et de sécurité du patron pense plus à la ferraille qu'à la santé des ouvriers, c'est aux ouvriers de défendre leur santé ", déclarent-ils.
" La maladie est dans l'usine "
Cette carence des CHS se double, du côté de la direction, d'une conception hygiéniste de la médecine du travail. Celle-ci, dans les faits, rejette sur les ouvriers la responsabilité des atteintes du saturnisme, les enjoignant à " respecter les consignes d'hygiène ", telles qu'" être propres au travail "" se laver fréquemment les mains "" veiller à ce que le masque anti-poussières soit propre ". Or, à Saint-Denis comme à Lyon, les douches sont en nombre insuffisant, les sanitaires insalubres et les masques anti-poussières rarement distribués et jamais changés.
Dans cette configuration, rien d'étonnant à ce que les ouvriers des usines Penarroya soient atteints de saturnisme à des degrés divers. Certains souffrent de maux de tête, de coliques, d'autres d'atteintes plus lourdes. " La maladie est dans l'usine ", écrivent les ouvriers de Saint-Denis dans une lettre qu'ils adressent à ceux de Lyon le 25 février 1971 : " L'air que nous respirons est plein de vapeur et de poussière de plomb [...]. Certains d'entre nous ont une grande difficulté à fermer les mains, à marcher même. Ils sont obligés d'aller se faire faire des piqûres deux fois par semaine pour continuer à travailler. La direction ne veut pas admettre que cette maladie est dans l'usine. Quand un ouvrier commence à être trop malade, il est "arrêté" pendant deux ou trois mois avant que le médecin fasse les analyses. Comme ça, la maladie est atténuée quand les analyses sont faites et l'ouvrier est déclaré en bonne santé. "
Du degré de ces atteintes, les ouvriers ne sont pas informés, les médecins du travail ne leur transmettant pas le détail des résultats de leurs analyses. La transmission systématique de ces résultats devient d'ailleurs l'une des revendications centrales des grèves qui bloquent, tour à tour, les usines de Saint-Denis, en janvier-février 1971, et de Lyon, en février-mars 1972. Si ces usines sont restées relativement en marge des grèves de mai-juin 1968, la donne s'inverse au début des années 1970, où les mobilisations sur les conditions de travail se multiplient.
Du 20 janvier au 6 février 1971, les ouvriers de l'usine Penarroya de Saint-Denis cessent le travail et occupent leur usine, dénonçant " le travail d'esclave " qui est le leur. A l'issue de la grève, ils obtiennent 50 centimes d'augmentation de l'heure et une avancée notable sur le terrain de la santé : la transmission des résultats des analyses médicales à tous les ouvriers, via le comité de sécurité ouvrier. Ce comité, traduction de la volonté des ouvriers d'" engager la lutte sur la sécurité ", est composé de délégués choisis, au cours de la grève, par nationalité et par atelier. Il perdure après la reprise du travail, réaffirmant la volonté des ouvriers de Saint-Denis de se saisir des questions de santé : " Ce qu'on veut, c'est apprendre ce qu'est la maladie du plomb, apprendre à lire les analyses de sang, aider les ouvriers à se soigner, obliger la direction à faire les travaux nécessaires pour se protéger de la maladie. "
Cahier de revendications
Durant les semaines qui suivent la grève, les ouvriers de Saint-Denis adressent une lettre collective aux ouvriers des autres usines, en vue d'organiser une mobilisation de plus grande ampleur. Ils le font avec l'aide de militants des Cahiers de Mai, un " groupe-journal " issu des grèves de mai-juin 1968, structuré par branches et dont l'objectif est de " continuer Mai par l'enquête ouvrière ". A Lyon, la diffusion de cette lettre permet une prise de conscience collective des méfaits du saturnisme : les ouvriers élisent des délégués par ateliers et constituent une section syndicale (CFDT). Les discussions s'organisent, qui aboutissent à l'élaboration d'un cahier de revendications commun aux usines de Lyon, Saint-Denis et Escaudoeuvres. Déposé une première fois le 27 décembre 1971, ce cahier comprend vingt-deux revendications, dont huit sur la santé. Celles-ci concernent en premier lieu la transmission des résultats des analyses médicales ainsi que des primes (prime de chaleur, de pénibilité) et des équipements (systèmes de sécurité des machines, d'aération des ateliers...).
Devant le silence de la direction de l'usine en dépit d'un accident mortel, les ouvriers de Lyon déposent un nouveau cahier de revendications le 25 janvier 1972. Dans ce dernier, la demande de primes est reformulée, conçue uniquement comme temporaire dans l'attente de l'amélioration des installations. L'attention portée aux conditions de travail, dans leur matérialité même, prend alors le pas sur la monétarisation de la santé.
La grève est déclenchée conjointement le 9 février 1972 à Lyon et Saint-Denis. A Saint-Denis, elle est suspendue au terme d'une journée, devant la promesse de négociations qu'encourage le syndicat CGT. A Lyon, l'occupation de l'usine s'organise de manière durable, appuyée par un comité de soutien constitué en amont de la grève, dès janvier. Celui-ci prend en charge la solidarité financière, sous la houlette des historiens Pierre Vidal-Naquet et Pierre Sorlin. Il organise la solidarité matérielle, à laquelle prennent part les paysans du Centre départemental des jeunes agriculteurs. Il popularise la mobilisation, grâce à des galas d'artistes (Léo Ferré, Colette Magny...) et à la diffusion d'un film, Dossier Penarroya, les deux visages du trust. Ce film, tourné par des militants des Cahiers de Mai, vise à déjouer l'image de marque moderniste du " trust Penarroya ", en dénonçant notamment les méfaits du saturnisme. A Lyon, il sera vu, durant le seul mois de février, par près de 1 500 personnes au cours de réunions publiques.
Sur le volet santé de la mobilisation, les grévistes sont appuyés par des dizaines de médecins et de chercheurs prenant part au comité de soutien. Menant des enquêtes sur les pathologies dont souffrent les ouvriers en grève, les médecins lancent des appels en direction de " l'opinion médicale ", afin que les résultats des analyses soient transmis aux ouvriers et, au-delà, pour " exiger la réforme de la législation dans le domaine du saturnisme ". Ainsi, le tableau 1 des maladies professionnelles, quasiment inchangé depuis 1919, ne prévoit qu'une détection tardive de l'intoxication saturnine et limite les indemnisations aux malades très gravement atteints.
Les ouvriers obtiennent satisfaction
Sur ce terrain plus que sur tout autre, la grève des ouvriers de l'usine de Lyon ouvre une brèche. Le 13 mars 1972, au terme d'une mobilisation de plus d'un mois, les ouvriers obtiennent satisfaction, en particulier sur la transmission des résultats des analyses et la fréquence des visites de l'Inspection du travail. Dès lors, la prise de conscience des méfaits du saturnisme s'amplifie, les médecins du comité de soutien continuant à jouer un rôle actif après la grève, dans un dialogue permanent avec les ouvriers auxquels ils font pratiquer des examens réguliers. La diffusion des résultats de ces analyses nourrit la campagne pour une prévention et une indemnisation plus précoces du saturnisme, sur la base de critères biologiques et non plus seulement de diagnostics cliniques. Ces critères seront inscrits au tableau 1 des maladies professionnelles, modifié par le décret du 2 juin 1977. Exemplaire d'ouvriers résolument impliqués sur les enjeux de santé au travail, cette grève l'est donc aussi d'une nouvelle génération de médecins, n'envisageant pas leur pratique sans enquête ni intervention de terrain et considérant leurs patients non comme des objets de soin mais comme des " experts bruts " de leurs pathologies.
Aux archives départementales de la Seine-Saint-Denis :
" La grève Penarroya de Saint-Denis ", Images de la nouvelle société n° 8, 1971, 16 mm, 12'.
Dossier Penarroya, les deux visages du trust, 1972, 16 mm, 18'.
" La grève de Penarroya-Lyon, 9 février-13 mars 1972 ", par Daniel Anselme, in Quatre grèves significatives, éd. Epi, 1972.
" Du rôle des mouvements sociaux dans la prévention et la réBiblioItemtion des risques professionnels : le cas de Penarroya, 1971-1988 ", par Laure Pitti, in Cultures du risque au travail et pratiques de prévention. La France au regard des pays voisins, par Catherine Omnès et Laure Pitti (éds), Presses universitaires de Rennes, à BiblioItemître en 2008.