Dominique Martin (à g.), Lucien Privet (à dr.) - © Nathanaël Mergui/Mutualité française
Dominique Martin (à g.), Lucien Privet (à dr.) - © Nathanaël Mergui/Mutualité française

Maladies professionnelles : polémique sur les barèmes de la Sécu

par François Desriaux / janvier 2014

Notre enquête "Comment la Sécu minore les taux d'incapacité" a suscité de vives réactions. Le directeur des Risques professionnels de la Caisse nationale d'assurance maladie en débat avec un médecin, conseiller de victimes de maladies professionnelles.

Dans le numéro 84 de Santé & Travailpublié en octobre dernier, une enquête dévoilait l'existence d'un "barème parallèle" au barème médical officiel permettant aux médecins-conseils de la Sécurité sociale d'attribuer des taux d'incapacité en cas de maladie professionnelle ou d'accident du travail. Dans une dépêche de presse, vous avez estimé, Dominique Martin, que ces informations étaient fausses. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?

Dominique Martin : Si nous avons contesté les informations délivrées dans le dernier numéro de Santé & Travail, c'est parce que le document visé - une lettre-réseau adressée aux médecins-conseils - n'est pas un "barème parallèle", comme cela est dit dans l'article. Cet outil a été conçu par un groupe de médecins-conseils experts qui a travaillé de manière pragmatique dans le cadre fixé par le barème annexé au Code de la Sécurité sociale. Par conséquent, il n'a pour objet ni de créer un nouveau barème, ni de modifier le barème existant, et encore moins de minorer les taux. J'insiste sur le fait que ce n'est qu'un outil qui vise à aider les praticiens-conseils à évaluer l'incapacité permanente dans le cadre réglementaire existant, et ce à leur demande, afin d'améliorer la qualité du service rendu aux victimes d'accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) en harmonisant les pratiques entre les caisses. Il faut rappeler ici que les barèmes réglementaires sont anciens et que nous sommes dans l'attente d'une révision de ces références, que nous espérons prochaine. En tant que tête d'un réseau de plus de 100 caisses qui prennent en charge plus de 1,5 million de situations chaque année au titre de la réparation, la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés (Cnam-TS) a la responsabilité de proposer des outils permettant de tendre vers l'égalité de traitement sur le territoire, même si cet objectif est en soi difficile à atteindre. C'est d'ailleurs pourquoi une évaluation sur ce point sera conduite dans les prochains mois.

Lucien Privet : Je ne suis pas d'accord avec votre analyse sur l'obsolescence des barèmes actuels. Ils sont simples et faciles à manier, compréhensibles par les justiciables. Ils présentent certes quelques imperfections et quelques lacunes, mais, d'après mon expérience, ils gardent toute leur valeur. S'agissant du "barème parallèle", je m'appuie sur des exemples concrets et vécus pour démontrer un nivellement par le bas. Ainsi, pour les déficiences fonctionnelles respiratoires de type obstructif entraînées par la silicose ou la broncho-pneumopathie chronique obstructive, la lettre-réseau crée une classification différente de celle du barème officiel. Selon les scores du patient obtenus aux épreuves fonctionnelles respiratoires mesurant son volume expiré maximal en une seconde, les taux d'incapacité permanente partielle - les fameux taux d'IPP - attribués y sont plus faibles. Nettement plus faibles même, puisque cela aboutit à attribuer un taux de rente divisé par deux [voir "Repères"]

Repères

L'indemnisation d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle repose sur le taux d'incapacité permanente partielle (IPP) que le médecin-conseil de la caisse primaire d'assurance maladie attribue au patient en fonction de barèmes médicaux annexés au Code de la Sécurité sociale. Notifié à la victime, ce taux d'IPP va déterminer un taux de rente qui sert à fixer le montant de celle-ci. Si le taux d'IPP est inférieur à 50 %, le taux de rente est égal au taux d'IPP divisé par deux ; au-dessus de 50 %, il est égal au taux d'IPP. Le montant de la rente est égal au salaire multiplié par le taux de rente

Autre exemple, celui des troubles musculo-squelettiques (TMS) de l'épaule. A une limitation des mouvements supérieure à un angle de 90° correspond dans le barème officiel un taux d'IPP de 10 à 15 % pour le côté dominant et de 8 à 10 % pour le côté non dominant. Le barème prévoit d'ajouter 5 % pour les douleurs associées, quel que soit le côté. Première "entorse", le barème parallèle invente une fourchette pour les douleurs : de 2 à 6 % pour le côté dominant et de 1 à 5 % pour le côté non dominant. Il invente également une nouvelle catégorie de limitations des mouvements qui lui permet d'attribuer une IPP à 5 % pour le côté dominant et à 3 % pour le côté non dominant. Et je pourrais comme cela égrener d'autres exemples, telles les atteintes lombaires où la technique est la même : on crée une autre catégorie de taux plus faibles permettant de faire rentrer pas mal de victimes, sans que cela corresponde d'ailleurs vraiment à une réalité médicale objective.

A vous écouter, ou à écouter les associations de victimes, on a le sentiment que rien ne va plus en matière de réparation des AT-MP. Il y a eu pourtant des progrès ces dernières années, avec notamment une charte destinée à homogénéiser les pratiques des caisses. Les choses se sont-elles dégradées depuis ?

L. P. : Je dirais que l'homogénéisation se fait toujours dans le sens du moindre coût. Au cours des vingt dernières années, j'ai défendu plus de 1 000 dossiers devant les tribunaux du contentieux de l'incapacité. Tous présentaient un taux d'IPP insuffisant. Le phénomène n'est donc pas nouveau. Pour les médecins-conseils des caisses primaires, la tentation est grande d'attribuer le taux le plus bas de la fourchette. On sait bien que le coût moyen d'un accident ou d'une maladie professionnelle augmente considérablement lorsqu'on franchit la barre des 10 % de taux d'IPP. Pourquoi croyez-vous que fleurissent les taux à 9 % ? Il n'y a aucune objectivation médicale qui justifie une différence entre un taux d'IPP de 9 % et un taux de 10 %. Le "barème parallèle" n'est en fait que l'institutionnalisation d'une pratique largement répandue et aggravée par la création de fourchettes plus basses que le barème officiel.

D. M. : Je connais votre expérience, Dr Privet, auprès des victimes. Je ne peux que redire que l'outil d'aide dont il est question ici ne vise pas à réduire les taux ou à institutionnaliser ce qui serait une pratique à la baisse de certains médecins-conseils, comme vous l'affirmez à partir de l'exposition de données partielles. L'outil n'a pour seul objet que de favoriser un traitement équitable des victimes sur l'ensemble du territoire, ce qui ne peut qu'être un objectif partagé par tous.

Je tiens également à rappeler que le barème n'est qu'indicatif et que les médecins-conseils sont, in fine, seuls juges de leurs décisions dans le respect des règles déontologiques.

Pourquoi les lettres-réseau ou cette charte des AT-MP - il paraît qu'il en existe une nouvelle - ne sont-elles pas des documents publics, débattus dans les instances nationales de la Sécurité sociale ? L'opacité sur des sujets certes complexes mais qui concernent au premier chef les droits sociaux des assurés n'est-elle pas problématique ?

D. M. : Les lettres-réseau sont des outils de gestion comme il en existe dans toutes les institutions ; elles n'ont pas pour vocation de créer du droit. Lorsqu'il y a modification du droit, les modalités d'application par les caisses sont diffusées par des circulaires qui sont publiques. Si les lettres-réseau ne sont pas, quant à elles, conçues comme des documents publics, elles n'ont pas pour autant de caractère confidentiel, ce qui serait d'ailleurs totalement illusoire dans un réseau comme le nôtre. Dans ce cas particulier, c'est bien parce que l'outil d'aide à l'évaluation de l'incapacité permanente avait pour seule fonction de mieux gérer le dispositif national qu'il a été diffusé par lettre-réseau. Cela étant dit, nous avons depuis rendu celle-ci publique, par voie de circulaire, et avons réaffirmé que les barèmes réglementaires, même éclairés par cet outil, restaient la référence pour l'ensemble du réseau.

La charte AT-MP est un document d'une tout autre nature. Document longtemps public, il a été retiré de la consultation car il contenait des erreurs en raison d'une absence d'actualisation. Depuis, nous sommes encore en cours d'élaboration d'une charte actualisée et fournissant des informations complètes et fiables aux utilisateurs que sont les assurés salariés et les entreprises. Ce processus devrait aboutir à une mise en ligne progressive sur ameli.fr, dès l'année 2014, comme cela est inscrit dans la convention d'objectifs et de gestion 2014-2017.

L. P. : Nous sommes heureux que le "barème parallèle" ait fait l'objet d'une circulaire permettant à chacun de pouvoir établir une comparaison avec les barèmes officiels. Mais nous resterons vigilants pour qu'à l'avenir il ne vienne pas polluer le débat sur les taux d'IPP attribués. Quant au retour de la charte AT-MP sur Internet, c'est une bonne chose, en espérant que le débat puisse avoir lieu sur les points de cette charte qui nous sembleront litigieux.

Les organisations syndicales et la Fnath (Association des accidentés de la vie) ont attaqué devant le Conseil d'Etat la nouvelle rédaction du tableau de maladies professionnelles n° 57 relatif aux TMS de l'épaule. Pourtant, cette rédaction ne tient-elle pas compte de l'évolution objective des connaissances scientifiques ?

L. P. : La procédure engagée devant le Conseil d'Etat vient d'être rejetée. Ce tableau de maladies professionnelles, dans son ancienne rédaction, fonctionnait bien. Trop bien sans doute. Les trois quarts des maladies professionnelles reconnues sont des TMS, avec un poids particulièrement important des atteintes de l'épaule, qui totalisent la moitié des taux d'IPP attribués pour ce type de pathologies, avec des taux souvent supérieurs à 10 %. Donc, c'est un tableau qui coûte cher à la branche AT-MP de la Sécurité sociale et aux entreprises. Voilà la vraie raison de sa révision. Nous ne sommes pas contre les évolutions en fonction des connaissances, mais pas dans cet objectif.

La nouvelle rédaction du tableau impose une liste limitative de travaux susceptibles de provoquer des TMS, avec des exigences d'angle du geste et de durée qui obligent chaque victime à avoir à ses côtés un ergonome pour prouver son exposition. C'est totalement irréaliste. De même que certaines caractérisations médicales des pathologies de l'épaule sont en décalage complet avec les pratiques habituelles des médecins traitants et des rhumatologues ou comportent des précisions exagérées et sources de confusion. Et les médecins-conseils d'en profiter pour rejeter la reconnaissance du caractère professionnel de la maladie. Si l'objectif est de réduire le nombre de reconnaissances en pathologie professionnelle, ça marche déjà. Pour l'épaule, il a commencé à baisser. Certainement pas grâce à la prévention.

D. M. : La procédure de révision des tableaux de maladies professionnelles est bien codifiée : ce sont les partenaires sociaux qui, sur la base des données scientifiques les plus récentes, se prononcent sur l'évolution de ces tableaux. L'Etat en tire les conséquences réglementaires. Dans le cas précis du paragraphe "épaule" du tableau 57, la validation du décret par le Conseil d'Etat confirme que la procédure et les principes, qui relèvent à la fois du dialogue social et de l'application du droit, ont bien été respectés. C'est pourquoi, considérer qu'il y a dans toute évolution du dispositif une intention a priori maligne est un point de vue qui est contraire à la réalité des processus de décision.

Je rappelle par ailleurs que les comparaisons européennes font apparaître des différences importantes, avec en particulier un taux de reconnaissances de TMS généralement plus élevé en France que dans les autres pays. Cela dit, la reconnaissance des maladies professionnelles reste un sujet complexe, il est donc normal qu'il existe sur cette question un débat entre les partenaires sociaux au sein du Conseil d'orientation sur les conditions de travail.