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Maladies professionnelles : un système complémentaire à bout de souffle

par Catherine Abou El Khair / 03 septembre 2024

Décisions aléatoires, dossiers survolés, manque d’objectivité, méthodes arbitraires… Amenés à délibérer sur un nombre croissant de cas, les comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP) concentrent les critiques des victimes et des experts.
 

Monsieur M., maçon-fumiste, a souvent travaillé accroupi. Souffrant de son genou droit, il doit cesser son activité. Lorsqu’il demande que sa méniscopathie, constatée en 2021, soit reconnue en maladie professionnelle, son dossier est renvoyé en comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP). Motif : il dépasse de 24 jours le délai maximum de prise en charge inscrit au tableau 79, qui est de deux ans.
Ces vingt-quatre jours de trop entre la fin de son exposition et la constatation médicale de sa maladie vont lui valoir une longue attente. En CRRMP, sa demande est de nouveau refusée pour le même motif, ainsi que pour manque de « caractérisation d’une contrainte gestuelle spécifique et répétée ». Idem pour le second comité saisi par la justice.
Ce sera finalement le tribunal judiciaire qui penchera en sa faveur, en s’appuyant sur des attestations de collègues versées au dossier, racontant les fours de 1 mètre 50 dans lesquels Monsieur M. devait plier les genoux pour démolir le pavage au sol ou balayer les gravats.

Ce cas, rapporté par la docteure Marie Pascual, qui appuie des dossiers de victimes au sein de l’association Ramazzini, est à ses yeux un concentré des défauts de cette procédure complémentaire au système des tableaux des maladies professionnelles (MP). Celle-ci  repose en principe1   sur l’avis consensuel de trois experts médicaux : un médecin inspecteur régional du travail, un professeur de médecine ou un praticien hospitalier, et un médecin conseil de l’assurance maladie. « Le premier comité ne semblait pas avoir compris ce qu’était un maçon-fumiste, et le second n’a pas voulu contredire les collègues. Ils ne lisent pas les dossiers, considèrent que les expositions ne sont jamais suffisantes  », critique cette ex-médecin du travail. 
«Loterie », «roulette russe », décisions « au doigt mouillé » : ces qualificatifs reviennent souvent au sujet des délibérations de ces comités. « J’ai l’impression qu’ils ne lisent pas les pièces », reproche aussi Lydie Jablonsky, présidente de l’Adevartois, l'Association de défense des victimes de l'amiante et des maladies professionnelles de l'Artois. Une défiance renforcée par un manque de transparence dans les décisions rendues. « Souvent leur motivation est stéréotypée et laconique, y compris quand nous nous ennuyons à présenter un mémoire sur le lien entre l’exposition et une maladie, avec de la littérature scientifique conséquente », ajoute l’avocat Arnaud Olivier. 

Une explosion des saisines

Cette procédure complémentaire de reconnaissance prend pourtant une place croissante dans l’indemnisation des assurés. Alors que plus de 111 000 déclarations «  complètes  » de maladies professionnelles ont été déposées par les demandeurs en 2022, les CRRMP ont été saisis sur plus de 28 000 dossiers. Un nombre en hausse de plus de 60% depuis 2012, que peuvent expliquer plusieurs facteurs.  « De nombreux dossiers sont renvoyés aux CRRMP car les caisses s'appuient sur les déclarations d’employeurs qui minimisent les expositions aux risques », souligne François Dosso, responsable du syndicat des mineurs CFDT.
 « Le problème, c’est la qualité de l’investigation, ajoute le docteur Lucien Privet, président de l’association Ramazzini. Les enquêteurs des caisses ne se déplacent pas toujours sur site pour conduire leurs enquêtes, mais interrogent par téléphone. Et les victimes ne savent pas toujours ce qu'il faut répondre ». Des dépassements des délais de prise en charge d’à peine quelques jours suffisent aussi à déclencher cette procédure complémentaire. 
Au-delà de ces méthodes d’instruction, l’état des tableaux de maladies professionnelles joue aussi un rôle. Faute d’y être référencées, les maladies psychiques liées au travail passent systématiquement en CRRMP : le nombre de saisines a été multiplié par trois depuis 2016, passant de 1200 en 2016 à presque 3 600. Le durcissement, en 2011, des conditions du tableau 57A désignant les affections de l’épaule, a, lui aussi, dopé les renvois en CRRMP

Alors que les saisines explosent, le taux d’avis favorables plafonne depuis plusieurs années autour de 40% pour les maladies correspondant à des tableaux (TMS, affections liées à l’amiante, atteintes auditives…). Il atteint 35% pour les pathologies hors tableaux. En 2022, les CRRMP ont reconnu 11 150 maladies professionnelles, pour 44 217 reconnaissances toutes procédures confondues (source). Le Dr. Jacques Darmon, lui aussi membre de l’association Ramazzini, qui a réalisé une analyse complète du bilan 2022 des CRRMP pour sa lettre d’information, fait remarquer que le taux d’avis favorables de reconnaissance pour les maladies hors tableau (alinéa 7, lire Repères) « baisse de façon continue depuis 2019. La chute est encore plus spectaculaire pour les pathologies psychiques, qui passent de 52,8% en 2017 à 46,7% en 2022 ». 

 

Plusieurs membres ou ex-membres de CRRMP interrogés par Santé & Travail témoignent des difficultés à délibérer correctement. « Les CRRMP, c’est un peu la roulette russe » , critique Nicolas Sandret. Après quelques mois d’exercice, l’ex-médecin inspecteur du travail a renoncé à participer au CRRMP d’Ile-de-France, écoeuré par des sessions où des demandes de reconnaissance étaient «systématiquement retoquées ». « La manière d'aborder les dossiers dépend complètement du CRRMP et de ses membres », regrette-t-il. 

Un sentiment confirmé par certaines données. Les résultats d’un testing publié dans la Revue d'épidémiologie et de santé publique en 2019 a montré que, sur 28 mêmes cas cliniques présentés aux CRRMP, leurs décisions n’étaient identiques que dans un quart d’entre eux. D’autres statistiques officielles confirment cette hétérogénéité des décisions. D’après le bilan 2022 des CRRMP présenté en commission des maladies professionnelles du Conseil d’orientation des conditions de travail (Coct), entre 20% et 30% des pathologies périarticulaires (tableau 57) étaient reconnues par le CRRMP de Provence-Alpes-Côte d’Azur, contre 60 à 70% d’entre elles en Bretagne. En 2022, on observait seulement 16% d’avis favorables aux reconnaissances de maladies psychiques en Bourgogne-Franche-Comté, contre 77% en Bretagne. Ces inégalités territoriales se retrouvent aussi dans les reconnaissances d’affections et de cancers broncho-pulmonaires liés à l’amiante. 

A qui profite le doute ?

En 2021, la commission chargée de l’évaluation de la sous-déclaration des maladies professionnelles rapportait plusieurs explications à ces disparités. L’une des principales est la mauvaise qualité d’une partie des dossiers soumis, ainsi que l’absence d’un avis motivé du médecin du travail, fourni dans seulement « 40% des cas environ ». « Pour les TMS, on peut avoir des photos de mauvaise qualité, un manque d’informations précises sur la répétitivité des gestes, des enquêtes incomplètes. L’absence d’avis du médecin du travail, c’est aussi une perte de chance. Moins on a la description du poste, plus on va sur de l’aléatoire », confirme Dominique Tripodi, chef du service de pathologies professionnelles environnementales du CHU de Nantes, qui participe aux CRRMP des Pays de la Loire. 

Lorsque les informations manquent, à qui profite le doute ? « On a cette attitude d’aller chercher des preuves dans le sens d’une reconnaissance », explique Dominique Tripodi. « Par exemple, on a souvent des questions sur les chauffeurs de car et leurs problèmes d’épaule. En principe, il n’y a pas de port de charge, car c’est de la conduite. Mais si l’on a des photos qui montrent une surélévation du volant, des mouvements particuliers lors d’un virage, on peut en tenir compte », illustre-t-il.

« Je pense que d’autres CRRMP sont plus exigeants que nous au niveau des preuves. De notre côté, quand on a un doute raisonnable, il va plutôt profiter à l’assuré », abonde Christophe Paris, chef du service Santé au travail et pathologie professionnelle au centre hospitalier universitaire (CHU) de Rennes. Les deux universitaires soulignent l’importance du recours aux avis des ingénieurs conseil des services prévention de la Carsat pour analyser au mieux l’impact du poste de travail. L'éclairage du médecin inspecteur du travail (ou du médecin du travail qui peut le remplacer depuis 2022), qui connaît la réalité du travail, peut aussi aider à confirmer un lien entre un métier et une exposition, en particulier lorsque les informations sont parcellaires.  

L’autre source d’hétérogénéité des décisions, selon le même rapport, vient de la prise en compte « variable » des co-facteurs associés à certaines pathologies pulmonaires telles que le tabagisme. Et ce, même si un guide de l’INRS recommande de vérifier « que les expositions professionnelles occupent une place prépondérante sans être nécessairement exclusive dans la genèse de la maladie »
Sollicité pour réagir sur ces constats, le service presse de l’Assurance maladie rappelle notamment que les CRRMP « disposent d’une indépendance technique »

Clivages sur les risques psychosociaux

Sur le terrain, des membres ou ex-membres de CRRMP font remonter d’autres types de problèmes. Les discussions peuvent par exemple être houleuses sur les dossiers de risques psychosociaux, en particulier lorsque des demandes de reconnaissance de maladies psychiques sont effectuées sur fond de conflits du travail. Une déclaration de maladie professionnelle effectuée à la suite d’un refus de rupture conventionnelle ou d’une évolution du management peut susciter des controverses, selon la manière d’appréhender les conséquences des risques psychosociaux. « Il peut y avoir un a priori défavorable à certaines maladies mentales, en partie par méconnaissance de certains enjeux psychiques du travail », estime André Dubois, ex-médecin inspecteur du travail ayant siégé entre 2016 et 2019 au CRRMP de Provence-Alpes-Côte d’Azur. A cela s’ajoute l’attention disproportionnée de certains aux facteurs extra-professionnels, comme un divorce ou un décès, mettant à l’arrière-plan la question du travail. « Pour certains experts, un post-partum peut suffire à disqualifier un dossier », illustre la médecin-inspecteure du travail Véronique Tassy, qui a officié au CRRMP du Pays de La Loire entre 2016 et 2023.

L’ex-medecin inspecteur André Dubois critique un certain bricolage dans la manière d’adopter certaines décisions. « En alinéa 6, les médecins conseil gardent parfois le réflexe de se référer aux critères du tableau pour rejeter un dossier, alors que l’objet de cette procédure est justement de se prononcer sur des maladies qui ne remplissent pas toutes les conditions des tableaux, note-t-il. Et pour un cancer hors tableau en alinéa 7, ils procèdent par analogie, par exemple en se référant aux critères d’un cancer désigné par un tableau, comme si on était en alinéa 6. Cela entraîne une plus faible reconnaissance », regrette-t-il. Pour lui, cette voie de reconnaissance manque de rigueur scientifique. « Les CRRMP mériteraient plus d'intervenants et des méta-analyses confiées à des épidémiologistes », insiste-t-il.

Un manque de temps problématique 

Les experts de CRRMP interrogés par Santé & Travail soulignent enfin les conséquences d’un travail à la hâte sur la qualité des décisions. Nécessaire à certains dossiers, la seule vérification de la littérature scientifique peut prendre plusieurs heures. « Analyser en profondeur les dossiers de risques psychosociaux de plusieurs centaines de pages, c’est un travail chronophage, énorme. Or, c’est ce qui peut permettre de relever un détail important susceptible de faire basculer une décision », assure Dominique Tripodi. « En raison du raccourcissement des délais d’avis, on n’a plus le temps de passer un coup de fil au médecin du travail pour vérifier un élément », déplore Christophe Paris.

Des contraintes dont l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) s’est fait l’écho dans son dernier rapport sur la branche AT/MP. Reconnaissant que le fonctionnement des CRRMP est « un point important de fragilité », du fait de la hausse des saisines, elle appelle à « une réflexion et des travaux de fond sur les moyens de mieux maîtriser la croissance des saisines des CRRMP ». Pour diminuer la pile de dossiers à traiter, elle estime que « l’évolution du tableau 57 », qui regroupe une partie des TMS, pourrait « constituer un levier ».

Cet avis rejoint celui des nombreux observateurs qui appellent à adapter les tableaux en fonction des cas médicaux voire à en créer de nouveaux. « Si les tableaux de maladies professionnelles intégraient les données scientifiques, le nombre de saisines diminuerait d’autant. Un tas de pathologies ayant des liens avec le travail ne sont pas inscrites », souligne François Dosso, citant l’exemple des cancers du côlon ou des poumons pouvant avoir une origine professionnelle, mais qui ne disposent pas de tableau. 
 

 

  • 1Pour les procédures en alinéa 6, le décret 2022-374 du 16 mars 2022 autorise la présence limitée à deux membres : professeur d'université et médecin conseil. En alinéa, 7 un médecin du travail retraité peut remplacer un médecin inspecteur régional du travail.
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