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Management toxique chez Royal Canin

par Cécile Hautefeuille (Mediapart) et Eliane Patriarca (Santé & Travail) / 19 juin 2024

Pendant trois mois, Santé & Travail et Mediapart ont enquêté ensemble sur de nombreux cas de souffrance au travail au sein du leader de l’alimentation pour chiens et chats, propriété du groupe Mars. L'affichage social de l’entreprise cadre mal avec la maltraitance qu’elle inflige à ses salariés.

Enfant, Amélie adorait cette publicité, ce berger allemand plein d’énergie cavalant dans un paysage bucolique sur la musique du «Professionnel », célèbre film avec Belmondo. Elle rêvait de travailler pour Royal Canin, qui voulait « créer un monde meilleur pour les animaux de compagnie ».
Elle a réalisé son rêve : embauchée à la fin des années 1990, elle a travaillé avec fierté durant vingt ans dans cette entreprise proche de Nîmes (Gard), qui fabrique des aliments pour animaux et où la plupart de ses collègues partageaient sa passion des chiens et des chats.
Mais, en 2021, c’est « la chute, l’impression de tomber d’une falaise ». En pleine journée de travail à Aimargues, sur le « campus » de l’entreprise, elle craque, vomit, hurle, pleure. Emmenée chez un médecin, elle est mutique. En état de choc. « Je ne pouvais pas parler, cela faisait dix-huit mois que je ne dormais pas plus de deux heures par nuit », confie-t-elle.
Amélie n’a plus jamais remis les pieds dans l’entreprise qu’elle a tant chérie, laminée par des mois de souffrance au travail, ayant entraîné un long arrêt maladie . Sa famille l’a vue errer, murée dans le silence, souhaitant la mort.
Ce qui l’aide aujourd’hui, c’est de réaliser que son cas n’est pas isolé. Son histoire résonne avec d’autres récits recueillis au cours de cette enquête de plusieurs mois. Au total, nous avons parlé à une vingtaine de personnes ayant eu affaire à Royal Canin, dont treize salariés et anciens salariés, certains occupant des postes d’encadrement et de direction. Toutes et tous témoignent sous un prénom d’emprunt.
Vétérinaires, chercheurs, techniciens, membres des ressources humaines, des services administratifs, commerciaux et informatiques, élus du personnel… Les témoins décrivent des méthodes de management problématiques, confirmées par l’inspection du travail. Cette dernière a dressé en 2019 un procès-verbal d’infraction pour harcèlement moral envers une salariée, et épinglé Royal Canin comme « une organisation globale identifiée comme génératrice de risques psychosociaux ». Selon nos informations, deux autres PV de l’inspection sont sur le point d’être transmis au parquet de Nîmes, pour les mêmes motifs.
Sollicitée, l’entreprise n’a pas répondu à nos questions précises mais nous a adressé deux « déclarations » écrites dans lesquelles elle dit se concentrer sur « la création des meilleures conditions de travail possibles [...] en veillant à ce que tout le monde soit écouté », insistant sur le maintien d’un « environnement de travail respectueux, inclusif et équitable » et sur « le bien-être au travail [qui] a toujours fait partie [de ses] priorités ».

« Un management par la peur et le stress »

Avec 1 350 salariés, Royal Canin est le premier employeur privé du Gard. Fondée par un vétérinaire en 1968, l’entreprise a été rachetée en 2002 par le géant américain Mars, connu pour ses barres chocolatées mais également détenteur des marques Pedigree, Whiskas et Sheba. Le « campus » d’Aimargues regroupe les sièges sociaux France et Monde, un centre d'innovation et de recherche, un chenil-chatterie et l’usine de production.
Un campus dépeint à l’unisson dans les témoignages comme un lieu où « il faut être souriant, cordial, “smart” », mais dans lequel « n’importe qui, n’importe quand, peut devenir une cible et se faire détruire ou éjecter ». Sans comprendre pourquoi, des salariés sont subitement dénigrés, surchargés de travail ou placardisés, mal notés. Jusqu’à prendre la porte via un licenciement ou une rupture conventionnelle suggérée par l’entreprise.
« C’est un management par la peur et le stress », résume l’une d’elles. Avec des méthodes parfois féroces. En 2016 par exemple, des salariés perdent du jour au lendemain tout contact avec leur manager : elle ne vient plus au bureau, ne répond pas au téléphone. « Un de nos supérieurs nous a demandé si on avait des nouvelles, se souvient une personne de l’équipe. En réalité, elle était en train de se faire virer et il le savait très bien. »
Cette ex-manager confirme : elle a été licenciée en 2017 pour insuffisance professionnelle, mais, selon son récit, l’entreprise a d’abord fait pression pour lui faire signer une rupture conventionnelle. « Ils m’ont convoquée dans un Fasthôtel pour me demander de signer, c’était très humiliant. J’ai refusé », témoigne-t-elle.
Quelques jours plus tôt, elle avait été sommée de quitter le site : « Il n’y a plus de place pour toi dans la société, lui a-t-on dit. Tu prends tes affaires, tu ne dis rien à ton équipe et tu rentres chez toi. » Selon elle, les raisons de son éviction sont multiples, de son refus de mal noter son équipe jusqu’à ses réserves quant à la mise sur le marché d’un produit encore insatisfaisant. Questionnée sur ce récit, l’entreprise n’a pas répondu.

Dépressions en série

Nombre des personnes interrogées décrivent des séquelles persistantes sur leur santé. Nous avons recensé, entre 2019 et 2022, au sein des sièges France et Monde, neuf cas de maladies professionnelles reconnues pour syndrome anxio-dépressif, dont cinq pour la seule année 2021. A titre de comparaison, sur l’ensemble de la région Occitanie où se situe le siège de Royal Canin, soixante-cinq cas d’affections psychiques seulement (sur 214 demandes) ont reçu un avis favorable en 2022. Cette sinistralité de l’entreprise est édifiante car les affections psychiques sont particulièrement délicates à faire reconnaître en maladie professionnelle par la Sécurité sociale.
« C’est un parcours long et complexe », explique Jacques Darmon, médecin du travail attaché à une consultation hospitalière de pathologies professionnelles. « Neuf cas dans une entreprise sur cette courte période, ça me semble beaucoup, poursuit-il, même s’il faut les rapporter au nombre de salariés. Cela témoigne en tout cas d’un climat social délétère. » L’entreprise n’a pas commenté ces chiffres.
Royal Canin s’est taillé la réputation d’une entreprise où il fait bon vivre en se classant, de 2011 à 2021, parmi les quatre premières entreprises hexagonales distinguées par l’institut d’audit privé Great place to work. Ses atouts ? Elle les énumère dans un communiqué de 2019 : « cadre de travail unique », des bureaux « où l’on peut amener son chien » et où « la bonne humeur, le tutoiement, le fun, la convivialité favorisent les échanges entre associés » – car chez Royal Canin-Mars, on ne dit pas « salarié», mais « associé ».
L’entreprise vante aussi ses « pratiques de management innovantes, centrées sur l’écoute » et sa « politique de rémunération motivante », notable dans un bassin d’emploi sinistré. « Royal Canin joue là-dessus, confirme Jérémy, un ancien salarié. On ne trouve pas un tel job ni un tel salaire dans le coin. Autour, c’est la Camargue, les vignes et les chevaux. »

Le choc du « virage » Mars

Contraint de signer une rupture conventionnelle après vingt ans dans l’entreprise, Jérémy a refait sa vie professionnelle loin du Gard. Selon lui, le rachat par Mars en 2002 a placé « le ver dans le fruit », faisant progressivement arriver des « technocrates très différents des passionnés des animaux que nous étions ».
Toutes les personnes que nous avons interrogées décrivent un « virage » dans le management autour de 2014-2015, au moment du changement de PDG. D’une entreprise dans laquelle certains ont vécu « les meilleures années » de leur vie, Royal Canin s’est transformée peu à peu en une structure dépeinte comme cassante.
De 2002 à 2014, le groupe Mars était resté discret. « Il y a eu une période de transition, explique un ex-directeur de l’entité France. Elle a permis de vérifier que Royal Canin était une machine à cash. C’est l’une des pépites les plus profitables du groupe. » En 2023, selon le blog spécialisé Envirolex, Royal Canin aurait réalisé un chiffre d’affaires de 1,2 milliard d’euros, loin devant ses concurrents.
«Une fois la transition faite, le modèle de management à l’américaine a été mis en place », poursuit l’ex-haut cadre. « On nous l’a dit clairement : “Maintenant il va falloir du courage managérial”. On nous demandait des têtes en se basant surtout sur le savoir-être. Se montrer réticent à une décision pouvait vous coller une cible. C’est devenu une chasse aux sorcières et je le reconnais, j’y ai participé. »
Aujourd’hui, les salariés doivent enrichir leur « cycle de performance » et prouver leur légitimité. « L’important, c’est de se montrer, s’agace Florent, toujours en poste. Les gens qui ne font rien mais communiquent sur leurs réalisations ont droit à des louanges. Les besogneux qui ne savent pas se vendre ne sont pas considérés. »
Les témoins rapportent des pratiques brutales, comme l’ouverture de leur propre poste aux candidatures internes, les obligeant à concourir comme leurs collègues pour le garder et, en cas d’échec, à postuler sur un autre.

« Les têtes tombent, on voit des gens disparaître »

Là encore, les récits se recoupent, évoquant l’entrée dans une ère de « trouille générale » : « Les têtes tombent, on voit des gens disparaître, tout le monde sait que ça peut lui arriver », racontent les témoins à l’unisson.
L’évaluation annuelle dont dépendent l’avancement, l’évolution de carrière, les augmentations et primes, est redoutée. « On appelle ça la calibration », précise l’ancien directeur. Un barème de cinq notations, allant de « Unsatisfactory » (insatisfaisant) à « Outstanding » (remarquable), en passant par « Below expectations » (en dessous des attentes).
Les salariés découvrent d’autres outils, comme le test MBTI (Myers-Briggs Type Indicator) censé évaluer la personnalité, et qui en réalité « classe et étiquette ». Ou encore le « plan de développement personnel », devenu le « cauchemar » de certains. Il s’agit de se fixer – et d’atteindre – des objectifs à l’aide d’un « guide » énumérant soixante-cinq « cartes de compétences », comme « savoir commander » ou « être d’un abord facile ».
La carte « être à l’aise dans les rapports avec la direction » laisse percevoir la banalisation de la brutalité : « De nombreux cadres supérieurs sont prêts à vous tester pour voir si vous avez quelque chose dans le ventre [et] ne vous feront pas de cadeaux. » Le guide liste aussi dix-neuf « freins à la carrière », comme « être un piètre administrateur » ou « être sur la défensive ».
Lorsque Mars affirme son emprise, les « cinq principes » du groupe américain – efficacité, mutualité, qualité, responsabilité, liberté – sont érigés en mantra : « On nous rebattait les oreilles avec ça », se souvient Alice, insistant sur le principe de responsabilité. « La règle implicite est de changer de poste tous les trois ou quatre ans, mais c’est à nous de nous débrouiller pour le trouver. Dans cette boîte, vous êtes toujours responsable de ce qui vous arrive. »
Une vision parfaitement assumée par les managers. « C’est au salarié de se responsabiliser, on ne vient pas voir son manager avec un problème mais avec des solutions », a affirmé l’un d’eux, questionné sur le « défaut d’accompagnement » d’une salariée ayant signalé une souffrance au travail.

Des alertes multiples et répétées

Ces propos ont été tenus face à l’inspecteur du travail ayant dressé le procès-verbal (PV) d’infraction en 2019. Dans ce PV, l’absence de réactivité de l’entreprise est pointée : « Le médecin du travail vous a fait part de ses préoccupations quant à l’exposition de plusieurs salariés à des risques psychosociaux […] or ce dernier n’a constaté aucune évolution [...] entre 2015 et 2017 », écrit l’inspecteur.
Le parquet avait d’abord classé sans suite ce PV. Il s’est ensuite résolu, sur pression de la hiérarchie de l’inspection du travail, à diligenter une enquête de gendarmerie. Cette enquête, à l’issue de laquelle la salariée avait déposé une plainte contre Royal Canin pour harcèlement moral, vient à son tour d’être classée sans suite, à la grande stupéfaction de l’avocate de l’ex-salariée qui va se constituer partie civile devant le doyen des juges d’instruction.
Plusieurs salariés ou ex-salariés ont entamé (ou vont le faire prochainement) des procédures en « faute inexcusable de l’employeur » devant le tribunal judiciaire, ou pour harcèlement moral ou encore licenciement fautif devant les prud’hommes. Deux anciennes salariées ont obtenu gain de cause sur une partie de leurs demandes : si leur licenciement a été reconnu sans cause réelle ni sérieuse, le harcèlement moral n’a pas été retenu par les conseillers prud'homaux, ni le manquement à l’obligation de sécurité, alors que leur maladie professionnelle a été reconnue. Une autre, qui avait gagné en première instance sur le harcèlement moral, vient d’être déboutée en appel et va se pourvoir en cassation.
L’avocate nîmoise Loubna Hassanaly, qui représente trois de ces personnes, indique n’avoir « jamais vu de risques psychosociaux de cette intensité », décrivant des clients « à genoux ».
Dans ses réponses à nos questions, Royal Canin affiche pourtant des « valeurs de respect et de dignité  » et son attachement « à créer un environnement de travail sain ». L’entreprise ne peut cependant ignorer l’importance des risques psychosociaux (RPS) et leur aggravation avec le temps. De nombreux documents, audits externes et PV de comité social et économique (CSE) couvrant les années 2016 à 2023, attestent que des alertes ont régulièrement été exprimées.
En 2019, un tiers des salariés se disent ainsi en état « de stress professionnel ». En 2020, le CSE central attire l’attention « sur les nombreuses situations de mal être au travail [et] de burn-out  », ainsi que sur « la démultiplication du nombre d’arrêts maladie ». L’année suivante, les élus pointent le taux d’absentéisme qui a triplé entre 2017 et 2019. En 2021, rebelote : « Les problématiques en lien avec les RPS semblent s’aggraver. » Puis, en juillet 2023 : « Les associés ont l’impression que l’on attend qu’ils coulent pour agir. »
Ces procès-verbaux documentent aussi les départs de l’entreprise : + 62,5 % de « sorties » entre 2015 et 2020 ; « le nombre élevé de ruptures conventionnelles » et « l’émergence de cas de salariés licenciés pour inaptitude ». « Nous sommes fiers que l'ancienneté moyenne de nos collaborateurs soit supérieure à la moyenne nationale des entreprises de plus de 500 salariés », déclare en réponse Royal Canin.
L’entreprise affirme aussi qu’un nouvel accord « Qualité de vie au travail » signé en 2022 améliore la prévention des RPS. Elle cite la création « d’un comité dédié à la santé mentale » et d’une « plateforme d'écoute et de soutien psychologique ».

« Tu es sur la liste … »

Les nombreux témoignages recueillis reflètent, eux, un mode opératoire à la mécanique bien rodée pour se débarrasser des salariés. Une descente aux enfers, pavée d’étapes similaires, jusqu’au licenciement ou à l’incitation à la rupture conventionnelle. « Une fois qu’ils ont décidé que vous allez partir, c’est l’enfer », se souvient Jérémy. Armelle abonde en ce sens : « Lors de mon entretien annuel, mon manager m’a dit : “Tu aurais intérêt à signer une rupture conventionnelle car tu es sur la liste des gens qui vont se faire virer”. Ce jour-là, j’ai pris un coup de batte de baseball sur la tête. »
Comment devient-on une « cible » ? Parfois, c’est clair : les délégués du personnel qui prennent leurs fonctions à cœur signent leur arrêt de mort. « Il y a une sainte horreur des syndicats chez Royal Canin et plus encore chez Mars, les carrières des représentants du personnel sont bloquées », assure Alice, partie avec une rupture conventionnelle.
« Souvent, surtout si on se plaignait de notre charge de travail, on nous suggérait fortement de lever le pied sur nos fonctions syndicales, se souvient aussi Nathalie. J’ai fait tout ce que j’ai pu mais j’avais vu trop de gens en souffrance, malades, il fallait que je sorte de là. » Elle a préféré démissionner.
Une fois la cible désignée, débute l’entreprise de démolition. « Dès qu’ils veulent se débarrasser de quelqu’un, son manager essaie de le démotiver, de le casser, lui dit qu’il est nul, l’affuble d’un surnom discriminant », témoigne une ex-manager, qui dit avoir été sollicitée pour produire de faux témoignages contre des salariés dans le viseur. « Je ne les connaissais même pas. J’ai refusé de mentir. »
Parfois, comme dans le cas d’Alice, on recourt à la méthode du « quiet firing », « une placardisation qui a enlevé progressivement tout sens à mon travail, résume-t-elle. Mon manager m’a par exemple demandé quels étaient mes trois projets prioritaires, puis a supprimé les budgets des trois. »
Dans d’autres cas, la personne est assommée de missions et d’objectifs irréalisables. « J’étais en surcharge de travail, noyée. J’ai envoyé beaucoup de mails et de courriers pour alerter les managers, les représentants du personnel, la médecine du travail, les ressources humaines, mais en vain », dit Juliette, dont la souffrance, poussée à son paroxysme par cette absence de réaction, a eu des répercussions physiques et psychiques persistantes. Durant son arrêt maladie, elle a été remplacée par deux personnes.
L’étape suivante, selon des témoignages concordants, ce sont des humiliations publiques. « En plein open space, ma manager m’a balancé : “Même un enfant de cinq ans ferait mieux”, ou : “Trouve-toi un mec, tu travailles mieux quand tu es en couple !”  », confie Armelle, qui était alors en plein divorce.

« Une humiliation présentée comme une récompense »

Pour Juliette, c’est lors d’un séminaire que la foudre s’abat : « Il y a d’abord eu trois jours de bourrage de crâne durant lesquels nous avons analysé les profils MBTI de chaque membre de l’équipe. L’animatrice me classe introvertie, et devant tout le monde, elle me jette : “On n’est pas dans le monde de Oui-Oui !”, puis elle commence à m’attaquer sur ma personnalité, ma vie privée, avec des réflexions insultantes et sans rapport avec le travail. C’est un coup à se foutre en l’air. »
L’humiliation peut prendre une forme plus insidieuse, avec un autre outil cher à Royal Canin : le « feed-back », consistant à obtenir des retours sur soi de ses collègues. « Un cadeau », martèlent les managers. « On doit aller les chercher et les accepter, sans commenter », explique Juliette pour qui cette méthode s’apparente à « une humiliation présentée comme une récompense ».
Le poids de la responsabilité est transféré sur les salariés qui culpabilisent, sans parvenir à identifier la cause de leur souffrance. Même placée en arrêt maladie et hospitalisée en raison de son burn-out,  Juliette se sent obligée de maintenir le contact avec son équipe et son manager : « Je me disais : "Je n’ai pas le droit de leur faire défaut, je leur appartiens”. Je me sentais coupable. »
Armelle se souvient avoir été au bord du gouffre psychique : « J’entendais des salariés des ressources humaines se moquer des personnes en arrêt maladie pour souffrance au travail. La distorsion était telle entre cette attitude et mes valeurs que j’ai craqué. » « On ressentait une dissonance cognitive entre les cinq principes de Mars et notre réalité apocalyptique », complète Muriel, « détruite » par ses années chez Royal Canin.
Dernière étape de la mécanique à broyer : la « calibration annuelle ». « Les évaluations étaient devenues des outils pour virer des salariés, raconte un ex-directeur du siège France. Il fallait mettre des “below” à ceux qui étaient dans le viseur. »  « Une calibration below, c’est le blâme avant l’exécution, confirme un salarié. Une année en below, ça va. Deux, c’est au revoir. » Inattendue, injustifiée, la note provoque la sidération : « Mes performances au travail étaient reconnues mais mon “comportement” m’était reproché, se souvient Muriel. Mon manager m’allumait sans arrêt sur mon “manque de visibilité”, me reprochant de ne pas savoir “me vendre” auprès de ses propres managers.»  « Mon manager m’a notée below alors que j’avais atteint mes objectifs et avais toujours été très bien notée, relate Mélanie. Pour se justifier, il s’est dit “déçu à titre personnel”. J’ai tout lâché, fondu en larmes, je n’arrivais plus à dire un mot, à bouger. Une collègue m’a apporté mes affaires et je suis partie. Je n’ai plus jamais été capable de remettre les pieds dans l’entreprise. »
Au niveau national et mondial, Royal Canin conserve une très belle image, associée à l’innovation et l’engagement pour le bien-être des animaux. Mais localement, la vitrine se fissure. « Les professionnels de santé en parlent, ils ont repéré le problème », affirme une salariée. D’après nos informations, la préfecture de région est également au fait des procédures de l’inspection du travail et du nombre considérable de maladies professionnelles. En 2023, le préfet aurait d’ailleurs renoncé à visiter le campus d’Aimargues en raison de « fortes réserves » remontées jusqu’à ses services.

 

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