© Adobe Stock
© Adobe Stock

« Le manque de marge de manœuvre est constitutif de l’usure professionnelle »

entretien avec Yves Roquelaure, chef du service Pathologies professionnelles, CHU d’Angers
par Eliane Patriarca / 11 juillet 2024

Redonner des marges de manœuvre aux salariés, c’est l’une des clés pour desserrer l’étau de l’intensification du travail. Le professeur Yves Roquelaure, l’un des auteurs d’un récent ouvrage sur ce sujet, nous explique pourquoi et comment la liberté de s’autoorganiser est importante pour la prévention.

Préventeurs et ergonomes évoquent très souvent la « marge de manœuvre ». De quoi s’agit-il ? 
Yves Roquelaure : Une définition assez simple est la possibilité pour une personne en situation de travail de développer des stratégies personnelles qui lui permettent de se maintenir en santé tout en respectant les objectifs qu’on lui assigne. C’est la liberté de s’autoorganiser dans sa façon de faire, pour à la fois parvenir à faire le travail demandé mais aussi s’économiser, s’éviter douleurs ou blessures ou encore de s’exposer à des produits chimiques. Et souvent, c’est ce qui n’est pas explicité dans les consignes ou la fiche de poste ! Les Québécois ont un terme qui illustre bien le concept : ils parlent de « coussin ». Un petit coussin qui amortit, donne un peu de confort en situation de travail.

En quoi ce concept de marge de manœuvre est-il essentiel en ergonomie ? 
Y. R. : Depuis les années 50, l’ergonomie francophone a développé le concept d’activité, bâti sur l’écart irréductible entre le travail prescrit, la tâche qu’on est censé accomplir et la réalité de ce qu’on fait. La marge de manœuvre, c’est justement ce qui permet de passer du travail prescrit au travail réel, l’inventivité, l’ingéniosité des personnes. C’est pour cela que cette représentation est centrale et constitutive de l’ergonomie de l’activité : cela traduit le fait que le travailleur est capable de développer des stratégies et de construire ainsi sa santé au travail, il n’est pas un simple exécutant, un opérateur standard modélisable par intelligence artificielle ou imagerie 3D. 

Quel est l’objectif de cet ouvrage1  ?
Y. R. : La notion de marge de manœuvre est très largement utilisée, mais recouvre des acceptions diverses. Le livre est une tentative de clarification par des auteurs qui travaillent depuis très longtemps sur la question, qu’ils soient ergonomes, psychologues du travail, médecins, épidémiologistes… Nous cherchons aussi avec cet ouvrage à rendre ce concept plus opérationnel dans l’ergonomie du travail en santé, ou sur les aspects biomécaniques. La marge de manœuvre, dans la situation de travail, s’inscrit dans une chaîne de déterminants, et c'est probablement l’élément commun de situations favorables à la santé, et sans doute à l’efficacité aussi. Selon la force du collectif, la stratégie de management, il peut y avoir plus ou moins de marge de manœuvre, comme on le montre dans l’ouvrage avec l’étude comparative de deux bureaux de poste. Dans le premier, il n’y a pas de collectif et l’encadrement applique la règle prescrite sans connaitre le travail, ce qui limite l’autonomie et la marge de manœuvre des guichetiers. On y observe un fort absentéisme, beaucoup d’arrêts maladies et de turn-over. Dans le second bureau, l’autonomie, la souplesse donnée par l’encadrement permet plus de travail collectif, de coopération pour affronter les situations critiques. Des régulations collectives qui accroissent les marges de manœuvre de chaque guichetier : ce bureau se caractérise par une stabilité du personnel. 

A quels risques est-on exposé quand on dispose de peu de marges de manœuvre au travail ? 
Y. R. : La marge de manœuvre zéro, en caricaturant, c’est Charlot dans Les Temps modernes ! Le risque majeur, c’est l’hypersollicitation, qu’elle soit physique et cela conduit aux troubles musculosquelettiques ; mentale et psychosociale, et cela entraîne des troubles de santé mentale au travail. Autre risque important : l’accident du travail. Les personnes qui n'ont pas de marge de manœuvre peuvent se pencher plus qu’il ne faut, ou conduire trop vite, parce que si un livreur par exemple ne fait pas 110km/h de moyenne sur des routes nationales, il n'arrive pas en temps voulu. L’hypersollicitation, c'est aller au-delà du raisonnable, et c’est sans doute constitutif de l'usure professionnelle. 

Est-ce que les entreprises portent de plus en plus attention aux marges de manœuvre des salariés ? 
Y. R. : Je pense que les entreprises ont pris conscience de l’importance de cette notion mais de là à modifier l’organisation du travail en fonction, c’est autre chose. Cela varie beaucoup d’un secteur à l’autre, il y a parfois plus de marges de manœuvre dans le BTP malgré l’intensité physique du travail, alors que les caissières n’en ont strictement aucune. Le problème, c’est la réduction des marges de manœuvre du fait de l’intensification du travail et de la rationalisation qui touche tous les secteurs depuis 30 ans, y compris les services publics. Je vois par exemple des TMS dans des métiers où on n’en voyait jamais comme chez les greffiers qui subissent une telle surcharge d’activité, une telle pression de production, qu’ils n’ont plus de marge de manœuvre. Dès qu'il y a une période de crise, une difficulté de production, la réponse est souvent l’intensification du travail, notamment dans les services. Or, l’augmentation de productivité se fait difficilement sans intensification. Dans le secteur du soin par exemple, quand on a moins de temps, qu’on est moins nombreux, fatalement on a moins de marge de manœuvre. C'est mécanique. 

  • 1Marge.s de manœuvre : des concepts à la transformation du travail, par Fabien Coutarel, Mohen Zare, Sandrine Caroly, Agnès Aublet-Cuvelier, Nicole Vézina, Alain Garrigou, Yves Roquelaure, préface Yves Roquelaure, Octarès Editions, 2024.
A LIRE AUSSI