©AdobeStock
©AdobeStock

Marins-pêcheurs : la sécurité toujours à la traîne

par Zoé Samin, lauréate du prix de la mention spéciale Afpa 2024 / 20 août 2024

Grand pays de pêche, la France se distingue par de très mauvais chiffres en matière d’accidents du travail sur les bateaux. Depuis les années 2000, des programmes de prévention ont pourtant vu le jour. Sans parvenir à réduire les risques au quotidien pour les marins.

« On pêchait du saumon. Le bateau a tapé quelque chose et il a commencé à se remplir d’eau. On a un peu écopé mais il nous restait 25 miles pour rentrer. Au lieu de les faire en 1h15, on a mis 4 heures. » Enzo Cassez raconte la scène comme s’il la revivait. Dans sa voix, un mélange de peur et de soulagement de s’en être sorti indemne. À 24 ans, le jeune homme originaire des Pyrénées- Atlantiques est déjà un marin aguerri. Sorti du lycée maritime à 15 ans, il a travaillé dans la pêche côtière dans plusieurs ports du Finistère et de Loire-Atlantique : Le Guilvinec, Le Croisic, La Turballe... Et beaucoup de ses collègues ont eux aussi connu des « événements de mer » au cours de leur carrière. Dont certains se soldent par des blessures.
En 2022, 707 accidents du travail ont été répertoriés chez les marins-pêcheurs, selon l’Institut maritime de prévention. Soit un indice de fréquence de 77,5 pour 1000 équivalents temps plein, ce qui en fait la profession la plus accidentogène en France. Les chalutiers sont les plus touchés. Selon les derniers chiffres publiés en mars 2024 par le Bureau d'enquêtes sur les évènements de la mer (BEAmer), 10 décès ont été recensés en 2023, tous types de pêche confondus. En cause : des naufrages ou des chutes à la mer.
Et force est de le constater : le nombre d’accidents ne baisse pas avec les années. Pourtant, les normes de sécurité à respecter sont de plus en plus nombreuses. En témoigne l’obligation, depuis 2007, de porter un vêtement à flottabilité intégrée (VFI), sorte de gilet de sauvetage. Un territoire a été précurseur en la matière : la Bretagne. Vice-présidente régionale en charge de la mer entre 2004 et 2010, Janick Moriceau a été la grande artisane de cette réforme : « L’État a la compétence de la sécurité en mer, donc il portait la question des équipements de sécurité mais c’était peu relayé. Nous avons d’abord axé la sensibilisation sur les lycées maritimes ». Chaque élève reçoit alors un chèque pour s’acheter son propre VFI, dont le prix peut atteindre une centaine d’euros. « Pour convaincre de voter pour cette mesure, je suis allée à la tribune du Conseil régional avec mon gilet de sauvetage ! Tout le monde a rigolé », se souvient celle qui est aujourd’hui conseillère municipale à Pont-l'Abbé, dans le Finistère. S’ensuit une tournée des littoraux pour alerter sur le fléau des noyades chez les marins-pêcheurs.

Obéissance au capitaine 

« On porte des gants et des bottes mais personne ne met le VFI ! », admet un professionnel qui souhaite rester anonyme. Malgré des campagnes de prévention de grande ampleur, impossible de connaître la part des marins s’équipant réellement de ce matériel de sécurité. Le spot vidéo « En VFI, la vie continue » ne semble pas avoir atteint son but : entre 2010 et 2018, sur 32 marins tombés à l’eau et récupérés sains et saufs, seuls 15 portaient leur VFI. « Mais on a une conscience professionnelle, on n’est pas des abrutis. N’allez pas me faire croire que tous les routiers mettent leur ceinture », argue un autre marin-pêcheur.
Sur les bords de l’Erdre, à Nantes, huit élèves passent chaque année le bac pro Conduite et gestion des entreprises maritimes, spécialité pêche. Les mouvements du fleuve se reflètent sur la façade du lycée professionnel Jacques-Cassard. Loïc Coste donne un cours de prévention aux élèves de terminale : « Nous sommes intransigeants sur les questions de sécurité pour les préparer au mieux à la vie professionnelle. En entraînement, nous simulons des accidents. Par exemple, sur les caseyeurs, les bateaux qui servent à la pêche aux crustacés, nous leur apprenons à sectionner l’orin, pour éviter qu’un marin tombé à l’eau ne soit entraîné vers le fond. » Et quand des élèves se coupent lors d’un cours de matelotage, le directeur, Alban Salmon, n’hésite pas à recadrer l’enseignant : « Se contenter de dire que c’est le métier qui rentre, ce n’est pas possible. Si des jeunes se blessent, c’est que quelque chose est mal enseigné. »
Mais quand les élèves sont en entreprise, c’est la responsabilité du patron de pêche de vérifier le respect des consignes. « Dans les rapports de stage, nous voyons bien que les équipements de sécurité ne sont pas toujours portés, constate l’ancien officier de marine. Quand on leur demande pourquoi, ils répondent qu’ils n’ont fait qu’écouter le patron. » La nouvelle génération de marins se retrouve coincée entre le respect des règles et l’obéissance au capitaine.
Les patrons de pêche doivent normalement suivre une session de « recyclage » tous les cinq ans, pour ré-apprendre certains gestes : « Les techniques évoluent, comme le garrot. Mais les marins viennent à reculons. Et c’est normal, ça leur fait perdre un jour de travail, donc un jour de salaire », remarque Alban Salmon, dont le lycée accueille ces sessions. « Pourquoi on ne leur verserait pas une rémunération en compensation de cette journée ? Ça les motiverait.»
La problématique n’est pas que financière. Trop épais, trop chaud... Les reproches faits aux VFI sont nombreux. La solution : « Il faut faire oublier au marin qu’il porte un vêtement de protection. La prochaine étape, c’est d’adapter les équipements de sécurité aux situations de travail », observe Sylvie Roux, déléguée pêche à la CFDT, qui estime qu’il y a eu une vraie prise de conscience des risques depuis les années 2000, « même si c’est dur de faire entendre raison aux marins car, pour eux, ce sont des contraintes supplémentaires ». Initialement, les VFI étaient fabriqués pour les plaisanciers. Les pêcheurs, eux, risquent de les abîmer et donc préfèrent les enlever pour plus de confort.
Le Comité des pêches du Finistère a lancé un projet : le « VFI Andro », du nom d’un syndicaliste décédé en 2021. Ce prototype doit permettre d’élaborer un gilet plus adapté. Philippe Perrot, marin depuis 1987, participe à ce travail : « On discute avec les autres régions pour concilier nos intérêts. Dans le Sud, ils ne veulent pas avoir trop chaud l’été. Mais si on les écoute, les marins bretons auront froid l’hiver. On travaille avec une entreprise qui fournit d’habitude la Marine nationale ! » Mais l’étude a pris du retard : le rapport final, qui devait être publié en septembre 2023, n’est toujours pas sorti.

« Pas de risque zéro » 

Si les comités locaux s’activent, ce ne sont pas les seuls. L’Établissement national des invalides de la marine (Enim), la Sécurité sociale des marins, réfléchit à créer une branche Accidents du travail et maladies professionnelles (AT/MP). Depuis 2022, en plus de l’Institut Maritime de Prévention, l’Enim joue aussi un rôle dans la politique de prévention maritime : « Le secteur est plutôt favorable à créer une nouvelle branche. Cela permettrait de considérer les coûts financiers des accidents du travail et des maladies professionnelles au regard des investissements faits en prévention », éclaire Patricia Vernay, cheffe du département AT/MP, créé en janvier dernier. Actuellement, il n’y a pas de cotisation patronale sur les accidents du travail et les maladies professionnelles. Ce qui serait automatiquement remis en cause avec une nouvelle branche. Seulement, les employeurs ne sont pas tous prêts à mettre la main au portefeuille.
Un rapport remis au gouvernement en novembre 2021 préconisait de créer une « cotisation virtuelle », explique Patrick Chaumette, professeur émérite à l’université de Nantes : « Les armateurs n’auraient pas à la payer s’ils restent dans la moyenne des statistiques d’accident du travail. Ce serait une sorte d’épée de Damoclès au-dessus de leur tête. Mais quel taux d’accident du travail est acceptable ? » La solution convient peu au spécialiste du droit social des gens de mer, qui pointe une autre contradiction : la rémunération à la part de pêche. Une partie des salaires est forfaitaire, l’autre dépend de la quantité de poissons ramenée chaque jour. « Il y a une course à la production : il faut pêcher plus pour gagner plus. Je ne sais pas si la pression économique incite à oublier un peu sa propre sécurité mais c’est possible. »
Pendant ce temps, des marins continuent de risquer leur vie. « On ne pourra jamais arriver à un risque zéro. On agit mais ce qui serait plus efficace, c’est le renouvellement de la flotte », estime Bertille Peroys, chargée de mission au Comité régional des pêches et élevages marins des Pays de la Loire. Malgré une moyenne d’âge de 30 ans, les bateaux ne sont pas modernisés. Une directive européenne interdit aux États membres de subventionner des travaux sur un bateau de pêche si cela entraîne une hausse de sa taille ou de sa puissance. Une protection de la ressource halieutique qui fait dire à Patrick Chaumette : « Les poissons sont parfois davantage protégés que les pêcheurs ».

 

A lire aussi