Concernant les atteintes à la santé provoquées par des toxiques, les avancées réglementaires en matière de reconnaissance ou de prévention se heurtent à une résistance très structurée de la part des industriels. Ces derniers ont pris l'habitude de contester les données de la littérature scientifique tant qu'elles n'ont pas été confirmées de façon imparable par l'épidémiologie. Cette instrumentalisation de l'épidémiologie permet en effet de freiner efficacement la mise en place de mesures que les industriels jugent contraires à leurs intérêts.
Une stratégie dont l'origine se situe aux Etats-Unis, dans les années 1970, en lien avec des débats sur les cancers professionnels. A l'époque, la pression conjuguée de différents mouvements citoyens et de procès engagés notamment par des victimes de l'amiante a conduit à la mise en place de nouvelles institutions gouvernementales, dont la mission est de promouvoir la prévention des atteintes professionnelles. A partir de 1974, l'Occupational Safety and Health Administration (Osha), agence fédérale sur la santé au travail, se saisit de la question des cancers professionnels et met en place un processus d'élaboration de normes d'exposition aux substances toxiques.
La riposte de l'industrie chimique ne se fait pas attendre. Elle crée l'American Industrial Health Council (AIHC), Conseil américain de la santé industrielle, qui a pour mission d'empêcher l'adoption d'une réglementation sur les cancérogènes en milieu de travail. En 1978, l'AIHC publie un rapport, avec des recommandations alternatives à celles de l'Osha sur les cancérogènes
. Sans l'ombre d'une hésitation, le document affirme que le cancer est sur le déclin et que les cancérogènes industriels sont responsables de moins de 5 % de tous les cancers chez les adultes de sexe masculin.
Le cancer, maladie liée au mode de vie
Un épidémiologiste de renom, Richard Doll, dont les liens étroits avec les industriels de l'amiante, de la chimie et du nucléaire ont façonné la carrière, va alors fournir à ces derniers un argumentaire qui sera repris ensuite par les instances étatiques. Dans une synthèse publiée en 1981, lui et un autre épidémiologiste, Richard Peto, affirment que le cancer est avant tout une maladie des modes de vie
. Cette synthèse fait très vite figure de référence incontournable dans la communauté médicale internationale et chez les épidémiologistes. Elle est encore mentionnée actuellement dans les manuels de santé publique et dans des milliers de publications portant sur les causes de cancer.
Les deux auteurs rejoignent la thèse de l'AIHC en affirmant qu'en dehors du cancer du poumon, il n'y a pas d'augmentation de l'incidence des cancers aux Etats-Unis. Ils fournissent ensuite une analyse dont il ressort que 75 à 80 % des cas de cancer pourraient être évités. Il faudrait, pour cela, considérer une douzaine de facteurs qui relèvent essentiellement des modes de vie et des comportements individuels, avec au premier rang les consommations de tabac et d'alcool, jugées responsables chacune de 30 % des cancers.
Ils se livrent également à une évaluation du poids des facteurs professionnels. A leur crédit, il faut reconnaître qu'ils insistent sur le caractère hasardeux de l'exercice : "Sur la base des connaissances disponibles, il est impossible d'estimer avec précision la proportion des cancers actuels qui sont attribuables aux facteurs professionnels", écrivent-ils. Le seul cas où cela leur paraît possible est celui des cancers de la vessie. Pour les cancers du poumon, ils utilisent les résultats discordants de deux études. Pour les autres cancers, ils s'appuient, disent-ils, sur une base grossière et non fiable : leur interprétation de la littérature et leurs impressions cliniques. En somme, "au doigt mouillé", ils présument que les cancers d'origine professionnelle ne représentent que 4 % des cas de cancer. Malgré l'incertitude qui, de leur propre aveu, entache cette estimation, c'est le chiffre qui sera retenu et largement diffusé.
Une présentation biaisée
Au-delà du débat sur la qualité de l'estimation, ce mode de présentation de l'information - 4 % de l'ensemble des cancers - renvoie à un procédé classique pour minimiser l'importance d'un problème de santé publique. Au lieu d'exprimer l'impact d'une nuisance sur la population directement exposée, on dilue le phénomène en le rapportant à la population générale. Un toxique qui décime un groupe professionnel n'aura pas un impact aussi lourd sur l'ensemble de la population. Ainsi, même un chiffre aussi bas que 4 % des cancers implique des dégâts considérables si on le ramène au groupe professionnel principalement concerné, celui des ouvriers. Ce type de présentation est qualifié, en philosophie politique, d'"utilitariste" : il rapporte la question à un calcul coût/bénéfice au niveau de la population générale, sans prêter attention à ce que cela induit pour le groupe directement concerné. L'ironie veut que Doll et Peto aient alors attaqué les préconisations de l'Osha dans leur rapport en les dénonçant comme "politiques plus que scientifiques" ; or leur propre analyse est sous-tendue par des choix qui sont bel et bien de nature politique.
Ainsi, bien que la part des facteurs professionnels leur paraisse très réduite, ils s'expriment longuement sur les critères à prendre en compte pour le déclenchement de l'action publique dans ce domaine. Leur cible est le raisonnement qui relève de ce que l'on appellera plus tard "le principe de précaution" : si des expérimentations sur l'animal ont permis de repérer qu'une substance est cancérogène pour plusieurs espèces, il existe une probabilité sérieuse qu'elle le soit pour l'homme et la logique imposerait alors d'éviter les expositions humaines. Face à cette argumentation, Doll et Peto prônent la prudence, non pas pour protéger les ouvriers, mais pour ne pas prendre le risque de réglementer trop tôt. Pour eux, la démonstration de la cancérogénicité sur l'animal ne fait pas la preuve d'un danger pour l'homme ; cela doit être vérifié et, comme ils l'écrivent de façon incantatoire, seule l'épidémiologie peut apporter cette confirmation.
De la preuve au doute
Très concrètement, cela signifie qu'il faut passer de l'expérimentation en laboratoire à une étude des effets d'une substance sur des populations humaines, et qu'il ne sera pas question d'imposer de quelconques entraves aux employeurs tant que l'on n'aura pas démontré un risque significatif en comptant suffisamment de morts. Comme il faut des décennies pour que se manifestent les effets cancérogènes d'une substance sur l'homme, une telle orientation dégage largement l'horizon pour les industriels. Doll et Peto insistent aussi sur le fait que l'épidémiologie, à la différence de l'expérimentation animale, permet de préciser l'importance du risque en donnant une idée de la puissance de chaque cancérogène. Cela permet, disent-ils, de concentrer les mesures de restriction sur les cancérogènes les plus puissants et d'éviter des mesures générales dont le coût serait "inacceptable".
L'élection de la "preuve" épidémiologique au rang de critère décisif pour déterminer la dangerosité d'une substance ouvre par ailleurs d'autres possibilités de recours pour les industriels. Cette orientation se prête en effet particulièrement à la fabrique du doute. En science, le raisonnement appelé induction, qui permet de passer de l'observation de faits à une loi - une relation de cause à effet - censée les relier, est par essence fragile. Il peut toujours être remis en question par l'intégration de nouveaux faits. Une attitude scientifique consiste à savoir mettre en doute ce qui paraît acquis. C'est pourquoi les scientifiques mettent en place, en laboratoire, des protocoles très rigoureux qui permettent de contrôler étroitement la situation étudiée et de réduire l'incertitude. Mais, dès que l'on quitte le laboratoire et qu'il s'agit d'analyser, sur des populations, les liens entre expositions et effets sur la santé, il est pratiquement impossible de contrôler l'ensemble des facteurs susceptibles de biaiser l'analyse.
Cette difficulté de principe est accrue par deux circonstances extrêmement favorables aux industriels. D'une part, les expositions aux toxiques, multiples au cours d'une carrière professionnelle, ne font pas l'objet d'un enregistrement systématique auquel il serait possible de se référer. D'autre part, il n'y a pas de recensement des nouveaux cas de cancer, et encore moins une analyse de leurs trajectoires biographiques et professionnelles. L'épidémiologie des cancers est une épidémiologie de la mortalité. Or les morts ne parlent pas. La reconstitution des expositions professionnelles se heurte donc à de grandes difficultés. Mis bout à bout, tous ces éléments permettent aux industriels de cultiver le doute systématique sur le lien entre certains cancers et l'exposition à des produits qu'ils fabriquent.
Obstacles à la reconnaissance
Enfin, les orientations actées dans le rapport de Doll et Peto ont eu aussi des répercussions sur la reconnaissance des pathologies d'origine professionnelle. Du fait de l'accent mis par l'épidémiologie sur le tabagisme, lorsqu'un ouvrier est victime d'un cancer du poumon, le fait qu'il ait fumé est considéré comme une explication suffisante. Il y a peu de chances que son parcours professionnel soit examiné pour y rechercher des expositions à des produits dont lui-même ignore qu'ils peuvent avoir un lien avec sa pathologie. D'autre part, si l'épidémiologie fournit, pour chaque substance, les organes sur lesquels des excès de cancers ont été démontrés, elle ne sait pas repérer les effets des multi-expositions. Ainsi, un salarié qui a été exposé à trois, quatre ou cinq cancérogènes, mais qui présente un cancer sur un organe peu associé à l'une de ces substances par l'épidémiologie, aura du mal à le faire reconnaître en maladie professionnelle. Or les processus de cancérogenèse mobilisent les mêmes mécanismes physiologiques de base, mêlant inflammation et attaque oxydante, et les mêmes dispositifs de défense au niveau cellulaire. Ils sont, de ce fait, capables de se potentialiser. Il est donc plus que probable que, dans le cas d'une multi-exposition, chaque cancérogène joue sa partition dans l'apparition de la pathologie, la recherche d'une substance "seule" responsable étant illusoire.
La stratégie du doute mise en oeuvre vis-à-vis des cancers professionnels sert aujourd'hui de modèle pour les experts des industriels lorsqu'il s'agit de retarder des mesures de contrôle sur d'autres risques. Elle pèse aussi sur les pratiques de prévention et de reconnaissance au quotidien, car, à tous les niveaux, elle conduit à faire porter sur la victime potentielle le poids du doute scientifique et la charge de la preuve.