Un médecin coordonnateur au rôle ambivalent
Dans les services de santé au travail, les pratiques des médecins coordonnateurs les positionnent souvent comme des représentants de la direction des entreprises. Au risque de contrevenir à l'indépendance professionnelle de leurs confrères.
Le procès France Télécom a mis en évidence le rôle tenu dans l'ombre par la Dre Camille Nguyen Khoa1 . Les responsabilités de l'ex-médecin coordonnatrice, citée à comparaître, ont été détaillées à la barre. "Elle n'a pas hésité à demander régulièrement à certains médecins de changer les passages un peu trop embarrassants de leurs propres rapports", écrivait déjà le journaliste Ivan du Roy dans son livre Orange stressé (La Découverte, 2009). Quand l'affaire des suicides avait éclaté, le Dr Bernard Salengro, alors secrétaire national de la CFE-CGC, avait tenté de la joindre par téléphone, choqué par des propos qu'elle avait tenus. Il eut la surprise d'être rappelé par... le directeur des relations sociales du groupe. "C'est révélateur du rôle ambigu du médecin coordonnateur et de cette connivence avec la direction", commente l'ancien médecin du travail. Et il ne semble pas que les choses aient profondément évolué chez Orange. Ainsi, dans les médias, l'actuelle titulaire du poste tend à minimiser les risques auxquels les parasurtenseurs radioactifs exposent les opérateurs2
Aucun pouvoir hiérarchique
Au-delà de cet exemple, c'est bien l'ambivalence de la mission de ce "médecin-chef" qui, aussi bien dans les services autonomes des grands groupes que dans les gros services de santé au travail interentreprises (SSTI), pose problème. Les médecins du travail sont des salariés protégés et professionnellement indépendants du management, qui agissent sous le contrôle des instances représentatives du personnel et de l'Inspection du travail, ainsi que le définit le Code du travail. Contrairement à eux, les médecins coordonnateurs sont des cadres de l'entreprise, subordonnés à son autorité. Selon la réglementation, ils n'ont donc aucun pouvoir hiérarchique sur les médecins du travail, si ce n'est pour des questions liées à leur contrat de travail, par exemple le respect des horaires. Les dispositions de l'article R. 4127-5 du Code de la santé publique sont claires : "Le médecin ne peut aliéner son indépendance professionnelle sous quelque forme que ce soit."
Mais la réalité est parfois tout autre. Jacques Darmon, médecin du travail et délégué du personnel CFDT, se rappelle avoir défendu une collègue qui avait reçu un courrier du médecin coordonnateur de leur SSTI lui reprochant de revoir trop souvent les salariés en visite médicale : "Il lui écrivait que nous n'étions pas là pour tenir les gens par la main. Mais à quel titre donnait-il des ordres aux médecins du travail ?" Il estime que "les personnes qui occupent ce poste ont tendance à faire redescendre les instructions venues d'en haut". Pour Dominique Boscher, médecin du travail au service interentreprises francilien ACMS, "la majorité des médecins de terrain perçoivent les médecins coordonnateurs ou les médecins animateurs comme des représentants de l'autorité". Un point de vue que réfute le directeur santé de l'ACMS, Fabrice Locher : "Il n'y a aucune espèce de hiérarchie entre les médecins animateurs et les autres médecins du travail."
L'art de négocier
Les intéressés, eux, se voient comme un trait d'union entre la direction et les médecins du travail. Thierry Barla est aujourd'hui le coordonnateur médical de Total, rattaché à la DRH du groupe. Lorsqu'il était médecin du travail, ses collègues se sont toujours opposés, au nom de l'autonomie, à la mise en place d'une telle fonction dans le service marseillais où il exerçait. Il reconnaît la difficulté de sa mission : "D'un côté, les médecins du travail tiennent à leur indépendance ; de l'autre, les ressources humaines considèrent que, en tant que salariés du groupe, ils doivent respecter l'organisation du travail au sein de l'entreprise. J'ai pour responsabilité de concilier les priorités de la politique RH décidée par la direction et les priorités de terrain des médecins du travail, que je fais remonter. Tout est dans l'art de la négociation." Pour autant, Thierry Barla juge sa tâche facilitée par le fait que l'entreprise "va bien", affichant un faible taux de rotation du personnel. Selon lui, "Total prend en compte les RPS [risques psychosociaux], avec un niveau de prise en charge de bonne qualité". La variable économique joue effectivement dans le rapport de force entre médecins du travail et management, comme le confirme Jean-Michel Domergue, responsable juridique du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST) : "La nécessité de marquer notre indépendance est d'autant plus importante que nous sommes confrontés au médical mais aussi à l'économique."
L'attitude du médecin coordonnateur dépend par ailleurs de celui qui endosse l'habit. Christine Ammouial coiffe à la fois la casquette de médecin du travail sur un site de Malakoff Médéric Humanis et celle de médecin coordonnateur du groupe de protection sociale. Elle affirme ne pas se prendre pour la supérieure hiérarchique de ses confrères : "Si j'ai quelque chose à dire à la direction, je le fais. Cette position me permet à la fois d'avoir une vision globale des risques professionnels au sein de l'entreprise et d'être en prise avec le terrain. Je peux ainsi analyser les remontées et appuyer les alertes, notamment sur des situations collectives de RPS, et m'assurer que celles-ci sont bien entendues et prises en compte par la DRH."
La création de son poste, en 2012, n'a pas été évidente, en raison des réticences de ses collègues, qui craignaient qu'elle ne s'immisce dans leur activité. Mais elle semble à présent considérée comme une alliée. Pour neutraliser cette méfiance et asseoir d'emblée la légitimité de la fonction, Christine Ammouial pense qu'une élection par les pairs pourrait être une solution. C'est également ce que réclame le SNPST, par la voix de Jean-Michel Domergue : "Dans les services interentreprises importants, je conçois qu'on puisse avoir un médecin porte-parole des collègues, mais il faut qu'il soit élu par les médecins du travail."
Des situations ubuesques
Dans ce cas, le coordonnateur serait davantage enclin à relayer les besoins des confrères. Et cela mettrait peut-être fin à des situations ubuesques, comme celle vécue par une professionnelle d'un SSTI parisien. "En 2008, j'ai souhaité rencontrer la médecin coordonnatrice pour lui expliquer les pressions fortes que je subissais de la part de la direction et lui demander son intervention, témoigne-t-elle. Quand je suis arrivée, elle n'était pas là, le directeur général avait pris sa place !" Par la suite, elle n'a plus fait appel à la médecin coordonnatrice, comprenant qu'"elle n'était pas là pour nous soutenir". Elle a finalement été mise en arrêt maladie en 2018, puis déclarée inapte.
Pour sa part, le Dr Alain Carré, vice-président de l'association Santé et médecine du travail (SMT), se souvient d'un ancien médecin du travail d'EDF devenu chargé de la prévention auprès de la direction générale : "Il a eu la loyauté d'abandonner son titre de médecin en suivant la logique jusqu'au bout. Il était devenu un cadre comme les autres." Un tout autre métier.
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Lire l'article "France Télécom : le rôle ambigu du médecin coordonnateur" sur notre site www.sante-et-travail.fr
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Interview de Marie-Pierre Pirlot dans Le Magazine de la santé, France 5, 20 avril 2013.